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Droit de communication au public. Canicule. Puis, redescente des températures.

L’arrêt de la CJUE du 7 août 2018 (aff. C‑161/17) opposant le Land Nordrhein-Westfalen et Dirk Renckhoff, à propos d’une photographie d’un pont de Cordoue – qui lui vaut d’être déjà connue sous le nom d’affaire « Cordoba » – apporte des clarifications dans le paysage chaotique que la Cour avait contribué à édifier ces dernières années à propos du droit de communication au public, pour le commun des mortels comme pour le jurisconsulte qui n’était pas loin de perdre son latin. En atteste l’avocat général dans ses conclusions[1], selon lequel « La phrase « il n’y a rien de pire qu’une image nette d’un concept flou », attribuée au photographe américain Ansel Adams, aide peut-être à comprendre cette série de litiges. »

Ceux qui défendent une vision élastique et relative de la définition des droits exclusifs regretteront sans doute la position adoptée qui, dans les circonstances de l’espèce, devrait conduire à la condamnation de l’acte de mise en ligne d’une photo d’un pont dans le cadre d’un exposé scolaire ! A rebours des conclusions de son avocat général, la Cour a privilégié un système plus traditionnel : elle estime que le fait de mettre en ligne une œuvre disponible sur internet, à partir d’un autre site que le site où l’œuvre avait été mise licitement à disposition constitue un acte de communication au public de l’œuvre supposant l’autorisation préalable du titulaire en principe, sauf à pouvoir exciper d’une exception.

Il est toujours frappant de constater que des litiges portant sur des enjeux très peu substantiels sur le plan financier finissent par aller jusqu’en Cour de Justice. Dans ce cas, un photographe se plaignait qu’une élève d’une école du Land de Rhénanie du Nord Westphalie avait utilisé, sans son autorisation, une de ses photos (le fameux pont de Cordoue) qu’elle avait trouvée sur un site Internet consacré aux voyages et qui ne faisait pas l’objet de restrictions d’accès spécifiques afin d’illustrer un exposé réalisé dans le cadre de cette école. Cet exposé fut publié sur un site internet par l’école en question avec la référence au site d’origine, où le nom de l’auteur ne figurait pas. On comprend le désarroi de l’élève à l’origine de l’affaire, qui ne pensait sûrement pas à mal, tout au contraire, en permettant par cette citation, d’identifier le fait litigieux. C’est non pas contre l’élève que le photographe en avait mais contre l’école et ses tutelles sur qui repose la responsabilité de la diffusion de sa photographie sans son autorisation.

En première instance, le photographe eut gain de cause et droit à 300 euros de dommages intérêts mais les deux parties firent appel. L’Oberlandesgericht Hamburg (tribunal régional supérieur de Hambourg, Allemagne), a confirmé la décision de première instance, jugeant que la photographie était protégée par le droit d’auteur et que sa mise en ligne sur le site Internet de l’école avait porté atteinte aux droits de reproduction et de mise à la disposition du public, dont M. Renckhoff est titulaire. Cette juridiction a estimé que la circonstance que la photographie était déjà accessible à tous sans restriction sur Internet, avant les agissements litigieux, était dénuée de pertinence, la reproduction de la photographie sur le serveur et la mise à la disposition du public qui s’est ensuivie sur le site Internet de l’école ayant entraîné un « découplage » avec la publication initiale sur le site Internet de voyage. Saisie d’un pourvoi en Revision, le Bundesgerichtshof a renvoyé prudemment la question préjudicielle suivante à la CJUE : « L’insertion, sur un site Internet accessible au public, d’une œuvre librement disponible pour l’ensemble des internautes sur un autre site Internet avec l’autorisation du titulaire du droit d’auteur constitue-t-elle une mise à la disposition du public, au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, lorsque l’œuvre a d’abord été copiée sur un serveur puis, de là, téléchargée sur le site Internet ? »

Si la réponse à cette question avait été négative, il y a fort à parier que le nombre d’œuvres « librement disponibles » sur Internet aurait diminué comme peau de chagrin. Admettre une sorte d’épuisement du droit de communication aurait conduit à la situation suivante : une œuvre mise à disposition sur un site internet sans empêchement aurait pu être à loisir copiée puis communiquée au public sur internet sans demander l’autorisation du titulaire, sans avoir à acquitter aucune rémunération, sans limitation de temps et d’espace. Autant dire que le titulaire se serait trouvé devant ce choix radical : accepter que la première exploitation de l’œuvre sur internet le prive de tout droit de regard et de rémunération sur toutes les exploitations subséquentes ou subordonner la mise à disposition initiale à des contraintes d’accès (techniques ou juridiques ? Nous reviendrons sur ce point) rendant impossible l’extraction de l’œuvre par des tiers depuis le site d’origine.

C’est en ce sens pourtant qu’invitait à conclure l’avocat général, le Land et le gouvernement italien. Pour ces deux derniers, il n’y avait pas de communication au public, car les éléments requis par la jurisprudence n’étaient pas réunis. En particulier, ils estimaient que l’élève et son enseignante n’avaient pas agi de manière délibérée et en pleine connaissance des conséquences de leur comportement et que – la photographie étant accessible aux internautes sur le portail de la revue de voyages – son insertion sur le site Internet de l’école ne donnait aucune possibilité d’accès (à la photographie) dont les internautes ne jouissaient déjà. Par conséquent, il n’y aurait pas non plus eu de communication à un public nouveau. Le Land considérait également que l’absence de mention de réserve accompagnant la photographie devait s’interpréter comme une « acceptation de sa part que l’utilisateur ait pu comprendre que l’œuvre n’était protégée par aucun droit spécifique. » Cette vision très souple du droit de communication était également partagée par l’avocat général dont les conclusions, puissantes et riches, parvenaient à un résultat similaire quoiqu’au terme d’un raisonnement plus sophistiqué.

L’ensemble des éléments (arrêt + conclusions de l’avocat général) constitue un témoignage extrêmement important de l’état des réflexions sur la place que le modèle du droit d’auteur doit prendre dans la société de l’information. En résumé, deux conceptions se font face : pour les uns, le droit d’auteur doit conserver sa texture de droit d’autoriser ou d’interdire a priori les actes qui entrent dans le champ du droit exclusif, hormis les hypothèses délimitées visées par les exceptions énumérées dans les textes ; pour les autres, les situations dans lesquelles le droit exclusif a vocation à jouer doivent être contextualisées et mises en balance avec les libertés fondamentales susceptibles d’en limiter l’application. Pour certains, la charge de la demande d’utilisation des œuvres est portée par les utilisateurs, l’autorisation étant demandée par eux préalablement à l’usage ; pour d’autres, il faudrait distinguer selon les catégories d’utilisateurs et les conditions de mise à disposition des œuvres si une autorisation est effectivement requise ou si elle peut être présumée, indépendamment de la mise en œuvre des exceptions. Alors que l’avocat général défendait cette seconde lecture, c’est la première qui l’a emporté devant la Cour.

Trois questions d’importance variables éclairent le contexte et le sens de la décision : l’originalité ou l’absence d’originalité de la photographie (I), le caractère pédagogique de l’usage litigieux (II), et surtout l’existence d’un acte de mise à disposition donnant prise au droit de communication au public (III).

  1. L’absence de discussion autour de l’originalité de la photographie.

S’agissant de l’originalité, le point n’est pas traité par la décision de la Cour de Justice. Tout au plus rappelle-t-elle (point 14) sa jurisprudence Painer[2]  selon laquelle une photographie est susceptible d’être protégée par le droit d’auteur, « à condition, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier dans chaque cas d’espèce, qu’elle soit une création intellectuelle de l’auteur reflétant la personnalité de ce dernier et se manifestant par les choix libres et créatifs de celui-ci lors de la réalisation de cette photographie ». Il faut toutefois remarquer, à l’instar de l’avocat général, que le caractère faiblement original de la photographie n’est pas sans importance pour la résolution du litige. Considérer que la photographie est dépourvue d’originalité aurait pu suffire à faire cesser la discussion. Au regard de la position adoptée par certaines juridictions spécialisées, il y a fort à parier que le contentieux n’aurait sans doute pas eu les mêmes répercussions en France et qu’il aurait été conclu au débouté de la prétention de l’auteur, faute de preuve de l’originalité de son œuvre.

Mais le litige avait lieu en Allemagne où les règles applicables sont différentes puisque l’avocat général signale que l’article 72, paragraphes 1 et 2, de l’UrhG protège les simples photographies (Lichtbilder) en leur appliquant les dispositions protégeant les « œuvres photographiques » (Lichtbildwerke). Par conséquent, le point de savoir si l’image de Cordoue prise par M. Renckhoff présente ou non les attributs demandés aux œuvres photographiques au sens de la convention de Berne et de la directive 93/98 est dénué de pertinence, puisque, selon le droit allemand, toutes les photographies jouissent de la protection de l’UrhG. La différence de protection est relative à la durée de protection, plus longue pour les œuvres photographiques (70 ans pma) que pour les simples photographies (50 ans post publicationem). Il en résulte une situation asymétrique dans laquelle toutes les photographies sont protégées par la loi sur le droit d’auteur, indépendamment du critère d’originalité mais différemment pour la petite monnaie.

Cette configuration est délicate au regard du droit de l’Union. En effet, le critère d’originalité, dégagé par la CJUE, à partir d’une interprétation des trois directives d’harmonisation évoquant la création intellectuelle propre à son auteur, a vocation à s’appliquer à l’ensemble des œuvres de l’esprit au terme de la jurisprudence Infopaq I. On aurait pu, par conséquent, penser que la notion d’originalité s’était communautarisée et qu’il y avait en droit de l’Union une condition uniforme pour jouir de la protection par le droit d’auteur (la création intellectuelle propre à son auteur), quelle que soit l’œuvre en question et qu’il n’était pas loisible d’octroyer la protection du droit d’auteur à des œuvres n’atteignant pas cette condition. C’est d’ailleurs ce qu’avait clairement indiqué la Cour de Justice dans son arrêt Dataco I[3]. Mais la directive 93/98 permet aux législations nationales de conserver un seuil d’originalité plus bas pour certaines photographies. Ce qui fait que le sort des photographies peut être distinguée du droit commun applicable. Ainsi l’Allemagne peut continuer à protéger par un droit d’auteur raccourci une photographie non originale, ce qui fait qu’en ce domaine la situation est loin d’être harmonisée.

Prenons l’exemple d’un contentieux afférent à la photographie objet du litige qui serait diffusée à partir de plusieurs sites localisés dans différents Etats membres. Alors que le droit allemand accepte sans peine d’ouvrir la protection sans critère d’originalité, le droit français passerait immanquablement l’image au crible de ce critère. Il en résulte que le défendeur en Allemagne serait condamné pour contrefaçon s’il n’a pas demandé l’autorisation de reproduire et de diffuser alors que tel ne serait probablement pas le cas en France…

Certes, la dérogation est prévue par la directive elle-même et l’arrêt Dataco I semble écarter sa généralisation mais elle n’en pose pas moins la question de la cohérence du système. Pourrait-on élargir l’hypothèse au-delà de la photographie et admettre au sein de la législation sur le droit d’auteur des objets qui ne sont pas originaux mais dont la protection serait inspirée de certaines règles du droit d’auteur sans les emprunter tous ? Pourrait-on par exemple utiliser un tel système pour protéger les brèves ou les extraits non originaux d’articles de presse ?

Est-il, en outre, possible de moduler la protection par le droit d’auteur dans le temps, alors que la durée de protection est en principe harmonisée ? Soit l’entrée dans la protection du droit d’auteur est le critère unique d’originalité dégagé par la CJUE et dans ce cas, la durée de protection est fixée par référence à un principe d’harmonisation 70 ans pma, soit ce n’est pas le cas et les Etats membres demeureraient libres de dégager des para-systèmes de droit d’auteur, au sein de la loi sur le droit d’auteur pour d’autres formes de création, à l’opposé de l’objectif d’harmonisation recherché. Le problème évoqué montre que seule une harmonisation par voie réglementaire, maximale est susceptible de conduire à une véritable unité au sein de l’Union. En attendant, il faut admettre que le régime de l’originalité des photographies demeure une véritable épine et son absence de résolution une des explications au contentieux qui nous occupe.

  1. La nature pédagogique de l’utilisation de l’image

Le second point, beaucoup plus substantiel tient à la nature de l’utilisation réalisée. Ici encore, on aurait pu penser que le litige pouvait être résolu directement par référence à l’usage pédagogique. Cette circonstance est abondamment mise en avant par les différents intervenants qui militaient pour une non-condamnation de la pratique. En effet, il y a quelque chose de choquant dans le fait de poursuivre une élève pour contrefaçon parce qu’elle utilise une photo qu’elle a pu trouver et copier sans entrave sur Internet et qu’elle le poste sur le site de son école, avec l’assentiment du professeur dans le cadre d’un travail d’exposé. Cela semble aujourd’hui si naturel qu’il est presque acquis que, parmi la population, préside à ce sujet une absence de conscience du délit de contrefaçon. Mais le droit allemand, comme d’ailleurs sans doute le droit français et le droit de l’Union n’avaient pas prévu que l’exception au droit exclusif à des fins pédagogiques pouvait couvrir ce type de comportement, le site de l’école étant ouvert au public en général. Le champ d’application des exceptions était autrement plus restreint.

Les conclusions de l’avocat général militaient en faveur d’une interprétation flexible de l’exception au regard des principes de la Charte des droits fondamentaux et tout particulièrement du droit à l’éducation figurant à l’article 14 paragraphe 1 et du test en trois étapes. Selon lui, (point 114 des conclusions) « L’exception aux droits d’auteur lorsque l’utilisation des œuvres protégées a lieu à des fins exclusives d’enseignement ne saurait être réduite à sa plus simple expression, ce qui serait le cas si elle se limitait à permettre que les enseignants assortissent le contenu de leurs cours d’illustrations. » Dans la note 79 l’avocat général livre son sentiment général sur la nature de la balance à opérer lorsqu’il énonce « En définitive, ce qui sous-tend dans ces cas est la fonction sociale de la propriété privée reconnue dans la jurisprudence, qui permet de limiter le droit de propriété, à condition que les restrictions répondent à des objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union et qu’elles ne constituent pas une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même du droit garanti.»

Il considère, à cet égard, que l’exception devrait couvrir l’ensemble de la communauté pédagogique, y compris les élèves lorsqu’ils sont amenés à participer à des exercices de manière active. Il estime également qu’il faut considérer que le public du site d’une école, même s’il n’est pas techniquement restreint, ne dépasse pas le cercle des personnes directement intéressées : professeurs, élèves, parents, personnels administratifs ; que le public est par conséquent extrêmement restreint ; que le cadre de l’illustration à des fins pédagogiques avait été pleinement respecté puisque la photographie était accessoire à l’exposé ; que dans la mesure du possible, la source avait été citée et que la diffusion n’avait aucune vocation commerciale. Ainsi, il concluait à l’applicabilité éventuelle de l’exception, en dehors du cadre défini par la directive 2001/29, au terme d’une interprétation extensive de sa finalité, corroborée par la Charte des droits fondamentaux.

Deux points attirent l’attention dans ses écritures à ce sujet. D’une part, l’avocat général démontre qu’une certaine confusion peut exister quant à la frontière entre le droit exclusif et les exceptions. Il relève ainsi de manière étrange, que lors de l’audience, il y a eu une certaine coïncidence à considérer qu’il n’y aurait pas eu communication au public (au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29) si le travail de l’élève avait été́ chargé sur un site Internet de l’école dont l’accès aurait été́ restreint à l’environnement scolaire. Et d’ajouter qu’une telle interprétation reflète le lien entre la finalité́ d’enseignement et l’insertion de la photographie sur le site Internet de l’établissement (point 117). On voit ici le glissement entre les critères de définition du droit et ceux du jeu de l’exception. La circonstance que la photographie soit diffusée sur un site à l’accès restreint à l’environnement scolaire peut, le cas échéant, justifier l’application de l’exception pédagogique mais a-t-elle pour conséquence d’écarter le droit exclusif au motif qu’il n’y aurait pas même de public au sens de la définition du droit ? La qualité des individus récipiendaires d’une œuvre est en principe indifférente à l’existence de l’acte de communication au public. C’est d’ailleurs essentiellement parce qu’il y a un droit exclusif qu’il y a matière à exception dans cette hypothèse. Reste le seuil quantitatif : le faible nombre de visiteurs du site à accès restreint aurait pu avoir pour effet d’évacuer l’application du droit de communication au public selon une logique de minimis. Mais dans ce cas, il n’y a pas de raison de faire référence au caractère pédagogique de l’usage…

En réalité, cette intersection entre le droit et les exceptions est compréhensible, dans la mesure où il est difficile de tracer une frontière nette entre leurs domaines respectifs (voir notre article à la RIDA, à paraître). Il n’en demeure pas moins, que même rapportée à cette hypothèse, l’interprétation de l’exception n’aurait pas pu couvrir la pratique litigieuse qui portait sur un site de l’école librement accessible aux tiers. L’avocat général, lui-même, bien que militant pour une interprétation flexible des exceptions semble plus convaincu, en l’espèce par une lecture restrictive du droit de communication au public que par une application de l’exception hors de son périmètre d’origine.

Il s’essaye néanmoins à une proposition très audacieuse de méthode d’application du test en trois étapes qu’il avait déjà présenté dans l’affaire Stichting Brein. Il estime en premier lieu, que (point 124) s’agissant d’une utilisation à des fins d’enseignement ne poursuivant pas de but lucratif, il me semble clair qu’elle ne porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre (deuxième critère du test). En insérant la photographie sur le site Internet de l’école, ni l’élève ni l’enseignante (ni l’établissement scolaire, ni le Land) ne diminuent les éventuels bénéfices économiques découlant de la présence de l’image sur Internet ni n’obtiennent un avantage commercial au détriment de l’auteur. Quant aux autres intérêts légitimes, la mention du droit moral est écartée au motif que cette prérogative ne relève pas du champ d’application de la directive 2001/29. Enfin, le premier critère, celui du cas spécial, pourrait être admis, en dépit de l’importance quantitative des situations, « l’élément important n’est pas le nombre d’actes identiques ou similaires, mais que leurs contours soient suffisamment précisés pour ne pas porter atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ni causer un préjudice injustifié́ aux intérêts légitimes du titulaire du droit sur celleci. Il s’agirait donc, sous cette réserve, du même cas concret. » (point 127).

Si on s’accorde sur l’interprétation conjuguée et non hiérarchique des trois critères du triple test (qui n’est pas celle retenue par le panel de l’OMC et par une partie de la doctrine) et sur la lecture proposée du premier critère du cas spécial, demeure toutefois un malaise quant à l’articulation du test et du domaine harmonisé. L’avocat général met en avant le fait que le droit moral ne relève pas du champ d’application de la directive 2001/29, ce qui est tout à fait exact. Toutefois, appliquer le test en trois étapes, au mépris de l’existence éventuelle du droit moral au plan national semble mener tout à droit à une impasse. L’avocat général refuse de prendre en considération comme intérêt légitime l’éventuelle revendication d’un droit à la paternité au motif que la prérogative ne fait pas l’objet d’une harmonisation au plan de l’Union ce qui revient à dire que ne serait « légitime » un intérêt que s’il tient sa justification à un droit préalablement harmonisé ! N’est-ce pas ajouter au texte de la directive 2001/29 qui ne prévoit pas une harmonisation maximale des exceptions ? Surtout, à suivre cette voie, quelles conséquences en tirer ? Une exception pourrait-elle être opposée au mépris du droit moral que l’auteur tient de sa législation nationale parce qu’elle passe le test au regard de la directive, qui ne dit rien du droit moral ou au contraire, l’exception rentrerait-t-elle éventuellement en butée avec le droit moral après qu’elle a été consacrée par la CJUE ? Ici encore les glissements opérés entre périmètre du droit et exceptions montrent que le rapport entre le droit harmonisé et le droit national n’est pas satisfaisant.

La Cour de Justice n’apporte, à vrai dire, aucune réponse à ces questions, puisqu’elle écarte purement et simplement la proposition du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie visant à opérer une mise en balance directe des intérêts en présence avec le droit à l’éducation, énoncé à l’article 14 de la charte des droits fondamentaux et renvoie pour la recherche de cet équilibre à l’article 5, paragraphe 3, sous a), de la directive 2001/29,  et à la faculté pour les États membres de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 de cette directive, pour autant qu’il s’agit d’une utilisation à des fins d’illustration exclusive dans le cadre de l’enseignement ou de la recherche scientifique, dans la mesure justifiée par le but non commercial poursuivi (point 43). Ainsi, elle préconise un arbitrage interne des intérêts via la mise en œuvre des exceptions plutôt qu’une approche flexible d’un droit d’auteur qui devrait se moduler selon les libertés fondamentales qui en limiteraient l’exercice.

Au final, la décision importe essentiellement sur la position prise à propos des critères de définition du droit de communication au public qu’il convient d’exposer maintenant.

  • Deux approches radicalement opposées du droit de communication au public

L’avocat général a développé une proposition très aboutie de définition du droit de communication au public qui peut se réclamer de plusieurs des arrêts pris par la CJUE à ce sujet. Cette approche peut être qualifiée de relativiste ; elle repose sur le système du faisceau d’indices dont la Cour se prévaut depuis son arrêt Hotel Rafaeles/ SGAE. Il s’agit de caractériser in situ, selon les circonstances de la communication si celle-ci peut ou non être qualifiée de communication au public au sens de la directive 2001/29. L’avocat général, après avoir passé en revue ces différents critères, conclut au rejet de l’application du droit exclusif dans cette hypothèse. Cette position n’a pas été retenue par la Cour de Justice, qui se fondant sur une logique différente, considère, au contraire, qu’il y ici a matière à appliquer le droit de communication au public. Il existe toutefois deux points de relatif consensus entre ces deux visions : l’occultation de l’opération de reproduction d’une part, l’analyse de l’épuisement, d’autre part.

Concernant le droit de reproduction, il est acquis que la communication au public de la photographie a été précédée d’un acte de reproduction depuis les pages du site internet sur le serveur de l’école, à tout le moins. Or, cette circonstance n’est pas abordée, sauf par le gouvernement français dans ses observations. L’avocat général relève que la juridiction de renvoi n’a pas interrogé la CJUE sur cet acte de reproduction et (point 51) « qu’elle part, à juste titre, (nous soulignons) d’une vision unitaire du comportement litigieux, qu’elle ne décompose pas en deux notions (la reproduction et la communication au public) juxtaposées. » Il considère encore, à propos de la condition relative à la technique de transmission que (point 89) « tout indique que la reproduction préalable de l’image, quel que soit le moyen qui a été́ utilisé (par copie sur une clef USB ou sur l’ordinateur), et son chargement ultérieur sur un site Internet correspondent à la même technique que celle employée par la revue de voyages pour charger cette photographie sur son site Internet. ». Il conclut enfin, optimiste, que « le titulaire du droit ne perd pas le contrôle de la copie de la photographie utilisée sur le site Internet de l’école, dont il peut demander le retrait, s’il estime qu’elle lui cause préjudice » (point 107). 

Que la Cour ait suivi ou non l’orientation « globalisante » adoptée par l’avocat général, il est difficile de le savoir puisqu’elle ne s’attache pas à déterminer l’existence de deux actes d’exploitation, la question n’ayant pas été posée par le Bundesgerichthof. Cependant, lorsque la mention de l’acte de reproduction sur le serveur de l’utilisatrice suivie d’une mise en ligne apparaît dans l’arrêt (point 46), c’est pour relever que, « ce faisant, cette utilisatrice a joué un rôle décisif dans la communication de cette œuvre à un public qui n’était pas pris en compte par l’auteur de celle-ci lorsqu’il a autorisé la communication initiale. » (nous soulignons). Ainsi, la Cour, à son tour, prend en considération l’existence de l’acte de reproduction, ensemble avec la mise en ligne subséquente, mais pour la seule appréciation des critères de détermination de l’acte de communication au public. Elle ne distingue pas deux actes d’exploitation différents donnant prise respectivement au droit de reproduction et au droit de communication au public mais envisage les deux dans un continuum. Ce silence laisse ouverte la question d’une application éventuelle séparée du droit de reproduction au cas où le droit de communication au public ne serait pas retenu. A supposer que tel fût le cas – par exemple parce que le public considéré n’est pas suffisamment important quantitativement parlant – pourrait-on reprocher à l’élève la simple reproduction sur le serveur de l’école, même si elle ne conduit pas à une communication au public au sens du droit de communication au public ? Si on s’en tient à la lettre de l’article 2 de la directive 2001/29, toute reproduction est couverte par le droit exclusif – hormis celles qui relèvent des exceptions – indépendamment de l’existence d’une communication au public subséquente, ce qui marque d’ailleurs une différence avec la lecture qu’on peut avoir du droit français. Inversement, l’absence de reproduction sur le serveur est-elle de nature à disqualifier l’existence du droit de communication au public (ce qui est indirectement la solution retenue en matière de liens) ?  Cette lancinante interrogation ne trouve pas de réponse dans le présent arrêt.

Le second point d’accord porte sur l’absence d’épuisement du droit de communication au public. Toutes les parties relèvent que la lettre de l’article 3 écarte la possibilité d’un tel épuisement et qu’il n’est, dès lors, pas possible de considérer que le fait d’opérer une première communication d’une œuvre sur internet aurait pour effet de priver le titulaire de l’exercice de son droit sur les communications subséquentes. Mais c’est en fait d’un accord formel dont il s’agit, les différents protagonistes divergeant ensuite très sensiblement sur les conséquences attachées à la communication au public inaugurale.

  1. Les conditions de mise en œuvre du droit de communication au public vues par l’avocat général

L’avocat général estime qu’on ne peut appliquer le droit exclusif à la communication de la photographie dans les circonstances de l’espèce car celles-ci concourent à disqualifier l’acte dans cette perspective. S’il admet qu’il y a bien une transmission de l’œuvre à un public qui n’était pas présent au lieu d’origine de la communication, ces personnes ayant eu accès à l’œuvre indépendamment du point de savoir si elles ont ou non utilisées cette possibilité (points 60 et 61), il considère, en revanche, qu’il n’y a pas eu communication à un public au sens où l’exige la jurisprudence de la CJUE. Selon lui, ferait défaut le « rôle incontournable joué par l’utilisateur et le caractère délibéré de son intervention ». Le caractère accessoire de la photographie au sein de l’exposé de l’élève en limiterait le public potentiel ; il faudrait reconnaître une présomption de non contestation à la diffusion de son œuvre par le photographe s’agissant de non-professionnels ; enfin la circonstance que la diffusion soit intervenue sans but lucratif devrait être prise en considération.

  • L’appréciation du « rôle incontournable » de l’utilisateur par l’avocat général

La proposition d’une présomption de non-opposabilité du droit d’auteur à l’utilisateur particulier agissant à but non lucratif quand l’œuvre est, par ailleurs, librement disponible sur internet

Relativement au rôle incontournable de l’utilisateur, l’avocat général souligne que cohabitent dans la jurisprudence deux approches de la notion ; l’une, objective s’assurant uniquement que, en l’absence d’intervention de cet utilisateur, le public nouveau n’aurait pas eu accès à la jouissance de l’œuvre diffusée (point 63) ; l’autre, subjective. Il lie cette seconde approche à l’appréciation du « consentement de l’auteur » et relève qu’à la différence d’autres affaires, il n’était pas question de la connaissance du caractère illégal de la présence de l’œuvre sur le site d’origine mais qu’il convenait de se demander « si l’on pouvait exiger d’elles la conscience de la nécessité impérative d’obtenir le consentement du photographe pour reproduire l’image sur le site Internet de l’école. S’il en allait ainsi, on pourrait supposer qu’elles comprenaient les conséquences de leur comportement » (point 70).

Poursuivant cette analyse, et proposant une analyse mutatis mutandis de la jurisprudence antérieure, il met en exergue le fait que la Cour a déjà distingué le régime applicable aux particuliers qui agissent à titre non lucratif et aux autres utilisateurs. Pour les premiers, il reprend la présomption de non-connaissance du caractère contrefaisant de la diffusion de l’œuvre notamment relevée dans l’arrêt Stichting Brein et propose de l’étendre. Il estime en substance que, « pour les personnes agissant à but non lucratif, il faut considérer qu’elles n’interviennent pas, en règle générale » (nous soulignons) « en pleine connaissance de leurs comportements (…) ». Il insiste, en outre, sur le fait que l’œuvre est déjà disponible sans aucune restriction d’accès sur le site internet auquel le lien hypertexte permet d’accéder, c’est-à-dire dans un contexte où l’ensemble des internautes pouvait, en principe, déjà avoir accès à l’œuvre même en l’absence de cette intervention. S’agissant de l’absence de but lucratif, l’avocat général relève que « la Cour a lié l’existence du but lucratif et la présomption d’un comportement en pleine connaissance de la nature protégée de l’œuvre et de l’absence de consentement à sa publication sur Internet. Bien qu’elle ne le dise pas expressément, elle considère que, lorsque l’action a eu lieu sans but lucratif, il convient de prouver la connaissance du caractère illégal du placement de l’œuvre sur Internet, en tenant compte de l’ensemble des circonstances et des éléments propres à chaque affaire. » (point 81).

Partant de ces extensions de la jurisprudence antérieure et de la conception subjective du rôle incontournable de l’utilisateur, il estime qu’on peut dégager, au bénéfice des particuliers, une sorte de présomption de croyance de mise à disposition autorisée. Si les circonstances – telles que celles de l’espèce – montrent que les individus pouvaient légitimement croire que la photographie était de libre usage, il ne peut s’agir d’un acte de communication au public, faute pour ces derniers d’agir de manière délibérée. Ce mécanisme lui permet, tout en arrivant au même résultat, d’écarter d’autres explications avancées notamment par le Land tenant au consentement implicite du titulaire[4], au domaine public consenti ou encore à l’épuisement.

L’avocat général pose également des limites au jeu de la présomption dans trois cas au moins (point 74) :

– lorsque les titulaires ont averti que l’œuvre à laquelle l’accès est donné est « illégalement publiée sur Internet »

– lorsque l’accès à cette œuvre est donné de telle manière que les utilisateurs du site Internet sur lequel elle se trouve peuvent « contourner des mesures de restriction prises par le site où se trouve l’œuvre protégée ».

– lorsque l’auteur a notifié son absence de consentement à celui qui tente de publier sa photographie sur Internet.

 

En réalité, c’est le principe même de l’autorisation préalable qui est remis ici en question au motif de l’asymétrie informationnelle existant entre « l’utilisateur normal d’Internet, dépourvu d’intérêt professionnel » et le titulaire. L’avocat général estime que la répartition des responsabilités entre les deux « ne saurait conduire, de manière systématique et généralisée, à ce qu’il soit demandé au premier une plus grande diligence qu’au second s’agissant de la protection des droits d’auteur. En particulier, je ne trouve pas logique qu’il faille imposer à un utilisateur présentant de telles caractéristiques la charge de rechercher si les images qui se trouvent sur Internet sans restriction ni avertissement sont protégées par un droit d’auteur, lorsqu’il souhaite les utiliser à des fins telles que celles liées à l’enseignement. Dans ces conditions, cet utilisateur peut présumer que l’auteur ne voit pas d’inconvénients à l’utilisation restreinte de ces images, à des fins d’enseignement. »  (point 78). Il ajoute (point 82) que ce système permettrait, en outre, d’équilibrer le droit d’auteur et le « bon fonctionnement ainsi que[e] l’échange d’opinions et d’informations dans ce réseau ».

La proposition d’instaurer une obligation d’information à la charge du titulaire

Allant plus loin, il considère qu’imposer au professionnel une mesure appropriée, y compris technique, faisant part du droit d’auteur et de la volonté du titulaire de contrôler la diffusion de son œuvre ne serait pas excessive en ce qu’elle éviterait de donner l’apparence contraire (point 105). Cette obligation de diligence ne réduit pas, pour lui, le niveau élevé de protection des titulaire « (droits qui restent intacts si l’on ajoute les avertissements nécessaires) et contribue à maintenir l’équilibre entre ces droits et les intérêts légitimes des utilisateurs d’Internet, sans dénaturer la logique propre à Internet. » (point 106).

 

  • L’analyse du public par l’avocat général

S’agissant de l’appréciation de la condition tenant au public, l’avocat général considère que la mise à disposition de l’image depuis le serveur de l’école, sans restriction d’accès conduit à écarter la logique de minimis, le nombre de destinataires potentiels étant suffisamment important. Il relève que la Cour a déclaré que la communication sur un site Internet, sans restriction d’accès, vise l’ensemble des utilisateurs potentiels (internautes) de ce site et en déduit que « l’élément déterminant est donc l’élément objectif, à savoir le moyen de transmission, plus que la volonté́ subjective de celui qui l’utilise. »

C’est à partir de l’analyse du caractère nouveau du public qu’il conclut au rejet de la condition. Il estime que le public visé par l’émission n’est nouveau que « s’il est distinct de celui pris en compte pour la transmission initiale, c’estàdire s’il peut être qualifié de public « se situant sur une plus large échelle » que celui auquel la communication était initialement destinée. » (point 95) Or, dans la mesure où les images ont été mises à disposition sans restriction sur le site source et sur le serveur de l’école, il estime que le public visé était le même dans les deux cas « (la communauté́ des internautes) » (point 96) et partant que « l’image étant facilement et légalement (c’estàdire avec le consentement du titulaire du droit d’auteur) à la portée de tous les internautes, on ne voit pas comment l’intervention de l’élève et de son enseignante aurait pu être décisive pour faciliter l’accès à un plus grand nombre de personnes. » (point 100).

Le point d’orgue de la démonstration de l’avocat général qui conduit à une inversion totale de la logique de l’autorisation préalable au profit d’une logique d’opt out dans les conditions de la cause se trouve résumé aux points 101 et suivants de ses conclusions. Il y énonce que « La logique d’Internet consiste en ce que, lorsque l’accès aux images s’y trouvant avec le consentement de leur auteur est libre et gratuit, sans indication ni avertissements contraires, il est impossible de segmenter le nombre ou les catégories de consultants potentiels ou de prévoir que seuls les uns et non les autres pourront voir ces images» Dans ces conditions, c’est-à-dire lorsque aucune mesure de protection n’a été enfreinte ni aucun accès donné à une œuvre se trouvant sur Internet sans l’autorisation du titulaire du droit d’auteur, et en présence d’une « continuité́ substantielle dans le nombre de consultants potentiels des deux sites Internet où se trouvait la photographie », il n’y a pas de communication à un public nouveau (point 103). Cette conclusion (…) constitue « la conséquence logique de la manière dont le titulaire du droit sur la photographie a cédé son utilisation, en sachant ou en ayant dû savoir que l’absence d’une quelconque mesure de protection contre la copie de cette image pouvait conduire les internautes à croire qu’elle se trouvait à la libre disposition du public. »

S’appuyant sur une interprétation très souple de critères déjà dégagés par la CJUE, le système proposé par l’avocat général était donc le suivant : lorsqu’une œuvre est mise à disposition licitement avec le consentement du titulaire sur internet sans aucune précision quant à la revendication des droits d’auteur qui accompagnent son usage, l’individu – le particulier – qui agit à but non lucratif est présumé pouvoir en faire libre usage. Il appartient à celui qui se prévaut de ses droits d’informer les tiers de cette intention en indiquant le régime des droits ou de subordonner l’accès et/ou la reprise de l’œuvre à des mesures de restrictions. Il s’agissait en quelque sorte d’élargir le système mis en place pour les liens hypertextes mais à une diffusion de l’œuvre sur un site tiers, précédé d’une reproduction sur le serveur de ce dernier.  En outre, lorsque la diffusion réalisée ainsi n’occasionne pas un public supplémentaire par rapport à la mise à disposition inaugurale, il n’y a pas de prise pour le droit exclusif, faute de public nouveau.

 

  1. La position de la CJUE : jeu de l’autorisation préalable

La Cour a pris une direction opposée, concluant à l’existence d’un acte de communication au public dans les circonstances telles que celles de l’espèce. L’argumentaire, contrairement à celui développé par l’avocat général est resserré. Reprenant le précédent Soulier et Doke[5], elle juge que « sous réserve des exceptions et limitations prévues, de façon exhaustive, à l’article 5 de la directive 2001/29, toute utilisation d’une œuvre effectuée par un tiers, sans un tel consentement préalable, doit être regardée comme portant atteinte aux droits de l’auteur de cette œuvre. » (point 16). Puis rappelant l’objectif d’un niveau élevé de protection, elle réaffirme que la notion de communication au public doit être entendue au sens large à partir de ses deux éléments cumulatifs, l’acte de communication d’une œuvre et la communication de cette dernière à un public.

  • Le caractère suffisant de l’offre d’accès à l’œuvre pour caractériser l’acte de communication

S’agissant de l’« acte de communication », elle ne rentre pas dans l’ensemble des considérations relatives au rôle incontournable de l’utilisateur et estime qu’il suffit, notamment, qu’une œuvre soit mise à la disposition d’un public de telle sorte que les personnes qui le composent puissent y avoir accès, sans qu’il soit déterminant qu’elles utilisent ou non cette possibilité[6], ce qui est le cas en l’espèce  car la « mise en ligne donne aux visiteurs du site Internet sur lequel cette mise en ligne est effectuée la possibilité d’avoir accès à cette photographie sur ce site Internet »(point 21). Ainsi, loin de retenir une approche cumulative des indices révélateurs de la communication au public, elle semble indiquer dans la formule « il suffit notamment » que la présence d’un des critères permet de satisfaire la condition. Ici, la possibilité d’avoir accès à la photographie depuis le site du serveur est concluante.

La seule circonstance relevée par la CJUE qui puisse être rattachée à la nature de l’intervention de l’utilisateur se trouve dans le point 46 déjà cité où elle rappelle que l’utilisatrice a joué un rôle décisif dans la communication au public de l’œuvre en opérant une reproduction sur un serveur privé, suivie de la mise en ligne sur un site différent du site d’origine (point 45).

  • Le public de référence est le public du site et non la communauté des internautes

La condition de communication à un public fait l’objet de développements un peu plus circonstanciés. S’agissant de la notion de public, elle retient la définition désormais classique d’un nombre indéterminé de destinataires potentiels, impliquant par ailleurs un nombre de personnes assez important, ce qui est le cas pour la Cour, en l’espèce, l’acte visant « l’ensemble des utilisateurs potentiels du site Internet sur lequel cette mise en ligne est effectuée. » (point 23). Elle reprend ensuite l’exigence d’une communication selon un mode technique spécifique, différent de ceux jusqu’alors utilisés ou, à défaut, auprès d’un « public nouveau », c’est-à-dire un public n’ayant pas été déjà pris en compte par le titulaire du droit d’auteur, lorsqu’il a autorisé la communication initiale de son œuvre au public[7]. Dans le cas présent, la Cour juge que les deux communications ont été opérées selon le même mode technique et qu’il convient donc de s’attacher uniquement à la condition de public nouveau. C’est sur ce point que sa position diffère essentiellement de celle de l’avocat général.

  • Le contrôle de la présence de l’œuvre comme critère d’exercice du droit exclusif

Prenant acte des divergences de vues entre les différentes parties, la Cour relève que M. Renckhoff, le gouvernement français et la Commission, dans ses observations écrites, ont soutenu, en substance, que la jurisprudence Svensson n’est pas applicable lorsque la communication d’une œuvre se réalise au moyen, non pas d’un hyperlien, mais d’une nouvelle mise en ligne de celle-ci sur un site Internet différent du site sur lequel cette œuvre a déjà été communiquée avec l’autorisation du titulaire du droit d’auteur, laquelle devrait être qualifiée de « nouvelle communication au public », eu égard notamment à la circonstance que, à la suite de cette nouvelle mise à disposition, ledit titulaire n’est plus en mesure d’exercer son pouvoir de contrôle sur la communication initiale de ladite œuvre. (point 29).

Reprenant cette idée à son compte, elle se repose tout d’abord sur la nature préventive du droit de communication au public visé à l’article 3 paragraphe 1, de la directive 2001/29, permettant aux titulaires de s’interposer entre d’éventuels utilisateurs de leur œuvre et la communication au public que ces utilisateurs pourraient envisager d’effectuer, cela afin d’interdire celle-ci. Or, elle considère qu’un tel droit serait privé d’effet utile (point 30) dans le cas d’espèce si on ne reconnaissait pas l’application du droit de communication au public à la nouvelle mise en ligne car cette dernière pourrait alors « avoir pour effet de rendre impossible ou, à tout le moins, nettement plus difficile l’exercice par le titulaire de son droit, de nature préventive, d’exiger qu’il soit mis fin à la communication de celle-ci, le cas échéant, en retirant l’œuvre dudit site Internet sur lequel celle-ci a été communiquée avec son autorisation ou en révoquant l’autorisation précédemment accordée à un tiers. »

Ce qui paraît déterminant dans l’esprit de la Cour, c’est l’indépendance des diffusions, au contraire de l’hypothèse des liens hypertextes. Alors qu’un lien renvoie nécessairement à la page source, de sorte que le retrait de l’œuvre vers laquelle le lien pointe aura pour effet de cesser toute diffusion, la reproduction et la diffusion depuis un autre serveur disjoignent complètement les deux actes qui existent de manière parallèle. La disponibilité de l’œuvre subsisterait, en dépit de la volonté du titulaire de retirer l’œuvre depuis la première source de diffusion. Or, dit-elle, « la Cour a déjà souligné que l’auteur d’une œuvre doit pouvoir mettre fin à l’exercice, par un tiers, des droits d’exploitation sous forme numérique qu’il détient sur cette œuvre, et lui en interdire ce faisant toute utilisation future sous une telle forme, sans devoir se soumettre au préalable à d’autres formalités » (point 31).

  • Le rejet d’une information préalable envisagée comme une formalité de protection

Ainsi, contrairement à l’avocat général, elle n’entend pas subordonner l’exercice des droits du titulaire à un quelconque avertissement ou information préalable de l’utilisateur subséquent. Elle estime, d’ailleurs, que n’est pas pertinent le fait que le titulaire n’ait pas restreint les possibilités d’utilisation de la photographie par les internautes (point 36) et rejette ainsi la proposition avancée par celui-ci de créer un devoir de diligence à la charge du titulaire quant à l’information sur le régime des droits.

L’important, pour la Cour, est de préserver le contrôle de la diffusion, conformément à la volonté du titulaire et de ne pas permettre de prolongement de la communication au public au-delà du cadre initial dans lequel elle a été envisagée. En décider autrement reviendrait à consacrer indirectement une forme d’épuisement du droit de communication au public à rebours de la lettre de l’article 3, paragraphe 3, de la directive 2001/29 (point 33). Nier l’existence d’un nouvel acte de communication au public, distinct du premier aurait également pour conséquence de priver le titulaire de l’objet spécifique de son droit et de la possibilité pour celui-ci d’exiger une rémunération appropriée pour l’utilisation de son œuvre (point 34).

  • Argument majeur de la Cour (revirement de jurisprudence ?) : La condition de public nouveau s’apprécie au regard du public du site de mise à disposition originaire et non du public d’internet en général, même en l’absence de restriction d’accès à l’œuvre

Pour la Cour, il convient de déterminer le public nouveau par rapport au « public qui a été pris en compte par le titulaire du droit d’auteur lorsqu’il a autorisé la communication de son œuvre sur le site Internet sur lequel celle-ci a été initialement publiée », ledit public « est constitué des seuls utilisateurs dudit site, et non des utilisateurs du site Internet sur lequel l’œuvre a ultérieurement été mise en ligne sans l’autorisation dudit titulaire, ou des autres internautes » (point 35). Ainsi, le public est déterminé au regard des perspectives de diffusion réalisées à partir du site source et non pas du public des internautes en général. Il n’y a donc pas un public unique sur internet mais des publics différenciés. La simple accessibilité théorique de l’œuvre ne suffit pas à caractériser un public. En outre, est également indifférente la qualité de la personne qui met en ligne ou son intention d’agir à des fins pédagogiques, seul compte le fait que cette mise en ligne occasionne une accessibilité à l’ensemble des visiteurs de ce site (point 42).

La Cour écarte ainsi le raisonnement adopté dans les arrêts Svensson et BestWater selon lequel le public ciblé par communication initiale était l’ensemble des visiteurs potentiels du site concerné, dès lors que, sachant que l’accès aux œuvres, sur ce site, n’était soumis à aucune mesure restrictive, « tous les internautes pouvaient y avoir accès librement ». Ce faisant, la Cour semble marquer une véritable inflexion, en prenant pour appui une autre conception du public sur Internet. Elle rompt avec une vision relativement « abstraite » d’un public unique constitué de la communauté des internautes au profit d’une perception plus segmentée des actes de diffusion. Le public est différent selon les sites et qui va consulter une photographie dans une banque d’images ne va pas nécessairement la trouver sur le site d’une école. Il est vrai que le rapprochement entre ces deux sources est rendu possible par le travail des moteurs de recherche qui permettent à l’utilisateur de choisir, parmi les différents endroits où l’œuvre est présente, celui qui lui permettra le plus de libertés d’usage ou témoignera de la plus grande qualité. Mais cette possibilité de navigation ne doit pas conduire à nier la possibilité pour les auteurs de choisir les lieux où leurs œuvres sont diffusées.

La Cour fait valoir que la jurisprudence Svensson avait été rendue dans le contexte spécifique des hyperliens qui, sur Internet, renvoient à des œuvres protégées, préalablement communiquées avec l’autorisation des titulaires du droit, lesquels liens « contribuent notamment au bon fonctionnement d’Internet en permettant la diffusion d’informations dans ce réseau caractérisé par la disponibilité d’immenses quantités d’informations »[8]. Elle juge en revanche que dans le cas présent, « la mise en ligne sur un site Internet sans l’autorisation du titulaire du droit d’auteur d’une œuvre préalablement communiquée sur un autre site Internet avec l’accord dudit titulaire ne contribue pas, dans la même mesure, à un tel objectif. » (point 40). Partant, elle estime que le juste équilibre qu’il y a lieu de maintenir, dans l’environnement numérique, entre, d’une part, l’intérêt des titulaires des droits d’auteur et des droits voisins à la protection de leur propriété intellectuelle, garantie par l’article 17, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et, d’autre part, la protection des intérêts et des droits fondamentaux des utilisateurs d’objets protégés, en particulier de leur liberté d’expression et d’information, garantie par l’article 11 de la charte des droits fondamentaux, ainsi que de l’intérêt général (point 41) ne nécessite pas d’écarter ici le jeu du droit exclusif. Au regard du caractère interchangeable des pratiques pour les utilisateurs et pour la liberté d’expression, l’analyse peut sembler un peu spécieuse.

Plus convainquant est l’argument tiré de la différence « technique » entre les deux situations pour écarter le précédent Svensson. Le retrait de l’œuvre sur le site pointé ayant en principe pour effet de rendre indisponible l’œuvre sur le site du pointeur, la nature « préventive » du droit exclusif est préservée alors que dans les circonstances de l’espèce, « la mise en ligne sur un autre site Internet d’une œuvre engendre une nouvelle communication, indépendante de la communication initialement autorisée. En conséquence de cette mise en ligne, une telle œuvre serait susceptible de demeurer disponible sur ce dernier site, indépendamment du consentement préalable de l’auteur et en dépit de toute action par laquelle le titulaire de droits déciderait de ne plus communiquer son œuvre sur le site Internet sur lequel celle-ci a été initialement communiquée avec son autorisation » (point 44).

Analyse conclusive

En résumé, la Cour choisit une solution « ferme », très favorable aux titulaires de droit, et ne reçoit presqu’aucune des suggestions faites par l’avocat général. L’indépendance des actes de diffusion marque, à son sens, une différence majeure avec la situation des hyperliens qui réalisent une diffusion dérivée mais assujettie au maintien de l’œuvre sur le site source. Il en résulte des régimes très distincts selon la technique utilisée : si la personne pose un lien, la jurisprudence Svensson et ses suites la mettent à l’abri d’un recours en contrefaçon, si elle n’avait pas la connaissance du caractère illicite de la mise en ligne inaugurale – ce qu’elle est présumée ignorer si elle agit à titre non lucratif. Si, en revanche, l’individu réalise une communication autonome à partir d’une reproduction opérée sur un autre serveur, il doit demander l’autorisation de le faire, sauf à bénéficier d’une exception, quelle que soit la finalité qui le guide.

Une telle différence de régime peut sembler absurde et contre-productive au regard des pratiques sociales qui ne font pas la distinction entre ces deux situations. Elle a d’ailleurs suscité des réactions de la part de la presse qui a commenté la décision comme mettant fin à une pratique auparavant autorisée… Elle peut également être vécue comme particulièrement sévère dans le cas d’espèce où les conditions de mise à disposition de l’œuvre, par une enfant, de bonne foi, dans le cadre d’un exposé scolaire, d’une photo bien peu originale avaient amené l’avocat général à plaider pour une contextualisation du droit exclusif.

Elle est toutefois conforme au droit positif et à la structure du droit exclusif tel qu’il est reconnu par les textes. Quelles que soient les qualités des personnes qui réalisent l’acte de communication au public, qu’elles agissent à titre désintéressé ou non, il leur appartient de demander l’autorisation préalablement à la mise à disposition de l’œuvre à des tiers, sur internet comme ailleurs. Les approches « catégorielles » sont le siège des exceptions : les élèves ou les professeurs, les handicapés, les bibliothèques, etc. La convention de Berne établit clairement qu’il n’est pas possible de soumettre le droit d’auteur à l’exercice de formalités ce qui vaut tant pour l’octroi de la protection que pour son exercice. La Cour a refusé de faire peser sur les auteurs la charge d’une information qui serait une condition d’opposabilité de leurs droits et c’est heureux car décider le contraire aurait créé une inversion complète des logiques présidant à l’existence du droit d’auteur qui considère, classiquement, que l’auteur est une personne qui requiert une protection dans le rapport de force qui l’oppose à l’exploitant.

Les grands opérateurs d’Internet, comme Google, soutiennent depuis longtemps l’opt out, consistant à considérer que le droit d’interdire ne peut jouer que si le titulaire a manifesté préalablement sa volonté que l’œuvre ne soit pas reprise, faisant prévaloir, par défaut, l’autorisation implicite. La tendance jurisprudentielle dégagée par la CJUE dans ses arrêts relatifs aux liens a fait gagner du terrain à cette tendance, en jugeant qu’à défaut de restrictions préalables, le titulaire devait « souffrir » un lien pointant vers l’œuvre, y compris un frame. Elle a également établi des présomptions de non-connaissance du caractère illicite de la présence de l’œuvre au bénéfice des individus agissant à titre non lucratif pour éviter une condamnation de ces derniers en contrefaçon, au-delà même de la seule activité de lier. L’avocat général proposait d’élargir ce mécanisme de présomption pour les mêmes personnes, de sorte qu’aucune autorisation ne serait due pour la reprise d’une œuvre mise en ligne avec le consentement du titulaire, sans restriction expresse.

En dépit les limites posées à la présomption par l’avocat général, il subsistait encore des zones d’ombres quant aux charges pesant sur les protagonistes respectifs. Ainsi des personnes pouvant bénéficier de la présomption : sont-ce celles qui agissent à titre non lucratif, y compris les personnes morales ? Sont-ce seulement les particuliers, personnes physiques ? L’avocat général évoque la personne agissant à titre désintéressé mais également à d’autres moments, la figure de l’usager « normal » d’internet agissant en dehors d’une activité professionnelle. Quid si cet usager normal tire finalement profit de la diffusion ? Quid si un tiers, par exemple la plateforme qui héberge l’oeuvre repris réalise des bénéfices grâce à la présence de cette œuvre ? Les bénéficiaires potentiels de la présomption devraient-ils agir en vertu d’une finalité particulière – comme dans le cas d’espèce, pédagogique – ou n’importe quel type d’utilisation serait-elle couverte, dès lors qu’elle n’est pas lucrative ou professionnelle ? Quels devraient être les actes couverts par la présomption : le lien, la reproduction simple, la reproduction suivie d’une mise à disposition restreinte, ouverte ?  Quand doit-on considérer que l’œuvre est disponible sur Internet ? Suffit-il qu’elle soit techniquement accessible même si son usage est entouré de restrictions contractuelles ou l’existence de CGU sur le site indiquant que les œuvres présentes ne sont pas « libres de droit » écarte-t-elle l’ignorance présumé de l’utilisateur ?

N’était pas non plus limpide l’étendue de l’obligation d’information pesant sur le titulaire : faudrait-il qu’il y ait la mention du nom de l’auteur à côté de la photographie ou la mention de réserve pour indiquer que l’autorisation doit-être demandée ou une page d’avertissement général pour l’ensemble du site indiquant qu’il y figure des œuvres protégées par le droit d’auteur, sans préciser lesquelles, ferait-elle l’affaire ? Faudrait-il aller plus loin et exiger qu’une information sur le régime des droits soit dispensée (à qui demander l’autorisation, pour quel type d’usage et à quel prix) et qu’à défaut, l’utilisateur est présumé pouvoir se servir librement ? En effet, la seule présence d’un nom ne permet pas d’indiquer à l’utilisateur novice la marche à suivre pour localiser le titulaire/les titulaires actuels et entrer en négociation.

En tout état de cause, dans la présente affaire, la Cour administre un coup d’arrêt à ce courant galopant. Elle considère que la nature préventive du droit suppose que l’auteur ait le loisir de se prononcer à chaque nouvelle occasion de mise à disposition de l’œuvre sur un site différent de celui où l’œuvre avait été préalablement diffusé et qu’on ne peut présumer qu’il a consenti à celle-ci du simple fait qu’il ne figure aucune opposition sur ce site. Le fait que l’œuvre soit librement disponible, sans aucune indication, sur un site ne doit pas être interprété comme une autorisation implicite de la communiquer à nouveau. Cet arrêt est bienvenu car il permet de poser des limites claires à ce qu’il est possible de faire ou non avec des œuvres mises à disposition sur Internet. Le fait que la Cour n’ait pas suivi son avocat général est également logique dans la mesure où il n’appartient pas à une juridiction, même à la Cour de Justice, de développer des interprétations contra legem ou d’arriver par des raisonnements complexes à de telles solutions. C’est au législateur, le cas échéant, d’adopter des dispositions qui soient en prise avec les attentes sociales.

L’application de la théorie de l’apparence et le jeu d’une présomption ne sont pas nécessairement de mauvaises idées mais il convient d’y réfléchir avec plus de soin et de précision que dans le débat porté devant la Cour, les propositions de l’avocat général comportant encore de nombreuses imprécisions. On comprend l’objectif consistant à permettre au public de « puiser » dans le vivier des œuvres qui sont accessibles sur Internet sans devoir passer par le circuit d’une autorisation préalable, dont la complexité et le prix sont hors de proportion avec les perspectives (essentiellement non monétaires) de l’utilisation. Ainsi l’idée d’un régime facilitant les conditions d’usage des œuvres dans certaines circonstances est séduisante.

C’est cette démarche qui a guidé le législateur s’agissant des œuvres orphelines ou encore des livres hors du commerce. La Quadrature du Net a, par exemple, proposé un mécanisme de libre reprise pour les échanges non-marchands, accompagné d’une rémunération globale compensatrice. La défunte licence globale avancé par la coalition Public-Artistes en 2006 lors de la discussion de la loi DADVSI n’était pas si éloignée de ces considérations. D’autres préconisent d’instaurer des formalités obligatoires… Mais, dans ces différents modèles, plusieurs considérations entrent en compte : finalité poursuivie, charge et degré d’information, accessibilité, protection technique, opposabilité des restrictions contractuelles, prix, caractère professionnel ou non de l’usager, non-commercialité de l’usage… Un savant dosage est requis et c’est au législateur qu’il appartient de le faire.

Il est peut-être nécessaire de revoir les équilibres en présence sur Internet, notamment pour rectifier les asymétries informationnelles qui existent à l’égard des particuliers, souvent perdus dans le dédale du droit d’auteur. C’est un grand chantier. Pas un château de sable.

 

Avocat général Land

 

CJUE
Absence d’originalité Non discuté Non discuté
Interprétation flexible de l’exception pédagogique au regard du droit à l’éducation Non discuté Application de l’exception selon les termes de la directive
Existence d’une transmission à un nombre suffisamment important de personnes

 

 

 

 

 

 

Présomption de non-opposabilité du droit exclusif au bénéfice d’un particulier agissant à but non-lucratif

 

Obligation d’information à la charge du titulaire d’indiquer s’il souhaite ou non la reprise de son œuvre

Absence de communication au public faute pour les intervenants d’avoir eu un rôle incontournable :

–       Caractère non délibéré de la mise à disposition par l’enfant et le professeur

 

L’absence de mention de réserve devait s’interpréter comme une « acceptation de sa part que l’utilisateur ait pu comprendre que l’œuvre n’était protégée par aucun droit spécifique. »

Communication dès lors que la mise à disposition autorise l’accès aux visiteurs : condition suffisante

 

 

 

 

 

 

Pas d’information préalable à la charge de l’auteur, car ce serait contraire à l’interdiction des formalités

 

Le droit exclusif est de nature préventive, le titulaire doit pouvoir contrôler le maintien ou le retrait de l’œuvre sur internet

 

Absence de public nouveau car le public du site du serveur de l’école n’ajoute pas au public du site initial où la mise à disposition a été faite sans restriction, pas de changement d’échelle

 

Absence de public nouveau car même public que le public d’origine de la diffusion Le public est nouveau par rapport au public du site de mise à disposition initiale

 

[1] Conclusions de l’avocat général M. Manuel Campos Sanchez-Bordona, présentées le 25 avril 2018.

[2] CJUE 1er décembre 2011, Painer, C‑145/10, EU:C:2011:798, point 94.

[3] CJUE 3e ch., 1er mars 2012, aff. C-604/10 Football Dataco et a., La Cour avait jugé qu’il n’y a qu’un critère d’originalité qui correspond à la liberté créatrice de l’auteur sans que d’autres critères puissent être pris en considération et qu’il n’y a qu’un droit d’auteur sur les bases de données qui doit obéir à la définition communautaire de l’originalité.

[4] Point 77. Pourrait-on toutefois penser que l’auteur de la photographie consentait implicitement à ce qu’elle soit utilisée par des tiers ? Il ne me semble pas non plus qu’il soit nécessaire de parvenir à ce résultat, alors qu’il est possible, selon moi, en utilisant la technique des présomptions, d’en lier un autre (à l’issue similaire) au comportement du photographe qui autorise, dans les termes qui ont été exposés, la diffusion de son œuvre sur Internet.

[5] CJUE 16 novembre 2016, Soulier et Doke, C‑301/15, EU:C:2016:878, point 34.

[6] Arrêts du 13 février 2014, Svensson e.a., C‑466/12, EU:C:2014:76, point 19, et du 14 juin 2017, Stichting Brein, C‑610/15, EU:C:2017:456, point 31.

[7] Arrêts du 13 février 2014, Svensson e.a., C‑466/12, EU:C:2014:76, point 24, du 8 septembre 2016, GS Media, C‑160/15, EU:C:2016:644, point 37, ainsi que du 14 juin 2017, Stichting Brein, C‑610/15, EU:C:2017:456, point 28.

[8] CJUE, 8 septembre 2016, GS Media, C‑160/15, EU:C:2016:644, point 45.

Découragement. Il est un moment où même les plus fervents partisans de la construction européenne finissent par se désespérer. Il n’est pas ici question de gloser sur l’attitude inacceptable et politiquement irresponsable de commissaires européens à l’éthique plus squelettique que l’os de poulet d’Hansel et Gretel mais du droit d’auteur et du traitement que la Cour de Justice lui réserve. La conviction chevillée au corps que la Cour tricotait maille par maille « une jurisprudence », avec des accrocs parfois, peut-être, mais qu’à la fin le tissu serait cohérent, s’effiloche au fur et à mesure que les décisions, toujours plus nombreuses, tombent et s’entrechoquent. Suivant cette jurisprudence depuis maintenant vingt-cinq ans, j’ai toujours tâché d’en faire jaillir les lignes de force, d’en souligner la cohérence voire l’agilité pour se sortir de situations piégeuses. Mais, pour la première fois, à la lecture de l’arrêt GS Media du 8 septembre 2016 un sentiment de profond découragement m’envahit accompagné d’une envie de jeter l’éponge. A quoi bon ? A quoi bon tenter de créer du sens et de l’unité, là où tout n’est plus que solution d’opportunité et casuistique ?

Incohérence. Dernièrement, pourtant, il avait semblé que les choses s’éclaircissaient un peu sur la notion de communication au public dans les décisions de la CJUE. L’affaire Reha Training, rendue en grande chambre le 31 mai 2016 avait, par exemple, rompu avec la jurisprudence délicate, inaugurée dans l’arrêt Del Corso, qui conduisait à distinguer la notion selon qu’elle se traduisait par l’exercice d’un droit exclusif ou par un simple droit à rémunération. La position était acrobatique et difficilement justifiée au regard des logiques de cohérence de l’acquis censées prospérer devant une juridiction en quête d’harmonisation et il était donc heureux que les juges adoptassent une interprétation unitaire de la communication au public.  Heureux pour la limpidité du droit, pas nécessairement pour les intérêts des titulaires… Mais soit, au moins la solution avait le mérite d’être claire et homogène.

Ce même arrêt Reha Training avait encore minoré l’importance du critère de « but lucratif », le reléguant à un rang secondaire, utile seulement à la détermination de la rémunération liée à l’acte de communication et non à celle de l’acte lui-même. La nuance semble certes fine mais elle n’en est pas moins importante. Retenir le but lucratif comme élément caractéristique d’un acte de communication au public, c’était restreindre la capacité des ayants droit de s’opposer à des diffusions de leurs œuvres dès lors qu’elles étaient dépourvues de ce but lucratif mais aussi au-delà, limiter le champ du droit d’auteur aux seules opérations économiques et spéculatives, à rebours du cadre plus large qui est le sien et qui entoure plus généralement la communication de la création. Il était donc heureux, à nouveau, que les juges se départissent de cette approche mercantile et qu’ils reléguassent la notion de but lucratif, là où elle méritait d’être : au stade des calculs de dommages-intérêts. Le fait que la Grande Chambre de la CJUE, équivalant approximatif des chambres réunies, ait rendu la décision laissait entrevoir l’espoir d’une stabilisation de la situation.

Corps du délit. Las ! GS Media attendait en embuscade. Pour ceux qui n’ont pas suivi l’affaire – mais ceux-là n’ont aucune chance de lire ce post de blog -, il s’agissait d’un site ouvertement récalcitrant à obtempérer et à renoncer aux perspectives de profits que lui offraient les liens vers une photo d’une animatrice néerlandaise dénudée mise en ligne sans le consentement du photographe d’abord à partir d’un site australien Filefactory.com puis du site Imageshack.us. Bien qu’il fut averti à plusieurs reprises du caractère illicite de la diffusion primaire, le site fit mine de rien et continuait gaiement à pointer vers de nouveaux sites tout aussi contrefacteurs dès lors que la photo était retirée du site source à la demande des titulaires. De cette manière, à partir de leurs pages et par le truchement d’un lien, il était toujours possible d’accéder à ladite photo, quelle que soit son adresse d’origine. Un procès s’en était suivi et la cause étant délicate, le juge national avait préféré transférer « la patate chaude » à la Cour de Justice pour ne pas avoir à décider lui-même. La question préjudicielle posée par la Cour de Cassation néerlandaise, en substance, revenait à celle-là : le fait de pointer vers un site sur lequel se trouve une photo communiquée sans le consentement du titulaire de droit d’auteur constitue-t-il un acte de contrefaçon ?

Deux options qui se présentaient devant la Cour (I), parmi lesquelles les juges ont choisi de qualifier le lien pointant vers une œuvre contrefaisante d’acte de communication au public, en introduisant certaines nuances liées à des considérations d’équité mais susceptibles de perturber grandement les critères de détermination du droit (II). Plutôt que d’introduire des considérations subjectives propres à dénaturer l’essence même du régime civil de la propriété intellectuelle, il convient de repenser un régime juridique adéquat pour le lien, permettant de préserver la liberté de lier, tout en permettant aux titulaires d’être associés à l’opération de lier lorsqu’elle engendre une communication de la forme de l’œuvre depuis le site du pointeur (III).

I. Le choix entre l’application du droit de communication au public et son rejet pour le lien

La Cour de Justice dans l’arrêt GS Média avait à trancher entre deux positions vis-à-vis de la qualification du lien, soit elle reprenait les principes de l’arrêt Svensson (A), ce qu’elle a choisi de faire, soit elle suivait les conclusions de son avocat général, hostile à la caractérisation d’un acte de communication au public (B).

A. La reprise des principes de l’arrêt Svensson

Le lien, acte de communication au public. Retour sur Svensson. Pour cela, il fallait bien entendu admettre que le simple fait de lier (non pas la transmission initiale dont personne ne doute, à tout le moins j’espère, qu’elle est contrefaisante) vers ces contrefaçons constituait un acte de communication au public des œuvres en question. La question n’était pas tout à fait nouvelle puisque l’arrêt Svensson et à sa suite, l’arrêt BestWater avaient déjà jugé qu’un lien pouvait, dans certaines circonstances, être qualifié d’acte de communication au public. La solution était déjà très alambiquée. Afin de parvenir à un résultat politiquement soutenable pour les partisans de la liberté de lier, la Cour avait rendu un jugement de Salomon accordant tout à la fois aux ayants droit la qualification d’acte de communication au public pour le lien –quel qu’en soit la technique- et en leur en retirant presque aussi vite le bénéfice, considérant que l’acte n’est sujet à autorisation que lorsqu’il dirige vers une œuvre « vérouillée » par les soins des titulaires et que le lien offre une opportunité unique d’y avoir accès par un moyen détourné.  Le critère utilisé, non sans une certaine intelligence, était la notion de public nouveau – déjà employé à plusieurs reprises dans des affaires de retransmission d’œuvres, notamment dans les chambres d’hôtels.

Mais alors que ce critère avait conduit à étendre le champ des droits des titulaires en Espagne à la suite de l’arrêt SGAE, il est ici instrumentalisé à une toute autre fin. Le raisonnement posé se faisait en plusieurs temps :

  • Temps 1 : le lien constitue un acte de communication au public, quel que soit sa technique (il est indifférent qu’il s’agisse d’un lien simple ou d’une transclusion, nous y reviendrons)
  • Temps 2 : cette communication constitue une communication secondaire par rapport à la communication primaire opérée sur le site où se trouve l’œuvre mise à disposition du public
  • Temps 3 : puisqu’il s’agit en quelque sorte d’une retransmission, cet acte n’est susceptible d’être autorisé que s’il se dirige vers un public nouveau (renversement de la prémisse)
  • Temps 4 : Si l’œuvre demeure librement accessible sur internet, tout un chacun peut y avoir accès et la personne qui opère un lien ne réalise pas une communication à un public nouveau dans la mesure où il s’agit du même public que celui qui consulte l’œuvre en se rendant de son propre gré au lieu d’émission

Résultat : si les ayants droit n’entourent pas l’accès de leur propriété de barbelés, ils ne peuvent pas se plaindre que quelqu’un passe chez eux en y étant amené par un tiers puisque cette personne aurait pu s’y rendre en tout état de cause. Ils ne peuvent pas se plaindre non plus d’un manque à gagner puisqu’in fine, le poseur de lien génère un trafic vers eux : le cercle est vertueux. Peu importe que le pointeur gagne de l’argent en opérant cette activité de « reroutage », cette considération étant totalement absente des préoccupations des juges.

On pouvait déduire de Svensson déjà, a contrario, que si, en revanche les liens pointaient non pas vers un site autorisé par les ayants droit mais vers un lieu de contrefaçon, le paravent de l’absence de public nouveau tombait et conduisait à considérer que le pointeur de lien réalisait une communication au public et partant une contrefaçon. La situation était binaire : le lien pointe vers une source ouverte avec le consentement des titulaires et son auteur ne réalise pas d’acte de communication au public donnant lieu à autorisation préalable / le lien pointe vers la source vérouillée par le titulaire et réalise un détournement de la protection ou vers une source étrangère et contrefaisante et son auteur est lui-même contrefacteur. Du moins c’est ce que l’on croyait comprendre…

Incertitudes quant à la condition d’accès ouvert. La situation n’était pas limpide, notamment parce que personne n’avait pris la peine de dire comment les titulaires devaient comprendre la condition d’ouverture : suffisait-il d’interdire le lien dans les conditions générales d’utilisation pour fermer l’accès ou fallait-il des mesures techniques de protection et si oui, devaient-elles être sur le site, sur l’œuvre ? Devaient-elles être efficaces ? Si d’ailleurs on devait répondre oui à toutes ces questions, on admettrait aussi que la contrefaçon n’interviendrait qu’en cas de détournement d’une mesure technique protégée au sens de la directive 2001/29, au terme, là encore, d’un fabuleux renversement de perspective. En effet, la logique des mesures techniques de protection était en principe de prêter main forte aux titulaires pour les aider à lutter contre la contrefaçon et non de les forcer à s’en doter pour caractériser, par leur violation, la contrefaçon… L’arrêt Svensson ouvrait la porte à une inversion de la charge de la preuve, le titulaire étant en quelque sorte mis en position de démontrer qu’il avait suffisamment sécurisé son accès pour pouvoir contester le lien entrant et le détournement de public. Un « opt out » qui ne dit pas son nom : si vous ne voulez pas qu’on pointe vers vous, fermez la porte car, à défaut, vous serez présumés autoriser le lien.

Fragilité de la solution pour les liens. Enfin, la solution Svensson était boiteuse et peu sécurisante pour les poseurs de liens. Elle conduisait à considérer un même acte comme relevant ou non d’une autorisation du titulaire, le plus souvent en fonction du comportement d’un tiers que le pointeur pouvait, de bonne foi, ignorer. La source étant librement accessible, ce dernier pouvait légitimement espérer qu’elle était mise à disposition avec le consentement du titulaire. Dès lors, le pointeur diligent aurait dû, pour éviter le risque d’être contrefacteur s’assurer préalablement que le site de destination mettait bien à disposition l’œuvre avec le consentement des titulaires. Cette recherche est, il faut le dire, totalement hors de proportion avec la pose d’un lien dans la plupart des cas. Les coûts de transaction induits par la recherche de la chaîne des droits sont très élevés au regard de la simple activité qui consiste à lier vers une ressource ; l’évolution des situations est difficile à appréhender, notamment lorsque le lien pointait vers une source licite qui ne l’est plus, etc. Eu égard à l’architecture hypertextuelle du web, imposer une telle charge à tout poseur de lien est tout simplement irréaliste. Bien évidemment, il n’est pas dans l’intention des titulaires de reprocher à un individu de pointer par un lien hypertexte qu’il faut cliquer vers son contenu mais plutôt d’appréhender les activités dans lesquelles le pointeur capte pour lui l’attention produite par l’œuvre (transclusion) et/ou détourne le public de la source licite de diffusion (ferme des liens). Il n’empêche, en établissant un système qui ne distingue pas selon les liens et qui créé une incertitude majeure quant à la licéité de l’acte, la Cour s’était embarquée dans une construction illogique et illisible.

B. La position de l’avocat général et les raisons de l’hostilité à la qualification

GS Média. Conclusions de l’Avocat général. Et GS Média dans tout cela ? L’affaire venait justement préciser la situation dans laquelle l’œuvre-destination du lien avait été mise à disposition du public sur internet sans le consentement du titulaire, circonstance que le site pointeur ne pouvait ignorer puisqu’il avait été mis plusieurs fois en demeure de cesser cette liaison dangereuse et qu’il avait néanmoins renouvelé l’opération à chaque fois que la source illicite changeait d’origine pour assurer la continuité de l’accès à l’œuvre depuis son propre site. Appliquer la solution Svensson aurait dû naturellement conduire à condamner le poseur de liens pour contrefaçon dans la mesure où, joignant un public nouveau qui n’avait pas été pris en compte par le titulaire de droit au moment de la mise en ligne (et pour cause puisqu’elle n’était pas autorisée), il réalisait bien une communication non autorisée à un public. L’inquiétude est venue des conclusions de l’avocat général Wathelet qui proposait de suivre un tout autre raisonnement et de considérer que la licéité de la source du lien ne devait pas être prise en considération. Il invitait donc la Cour à considérer qu’il n’y avait pas là matière à communication au public au sens du droit d’auteur. Cette position était notamment soutenue par le Portugal, la Slovaquie, l’Allemagne et la Commission européenne dans les observations formulées auprès de la CJUE. Quant à la France elle estimait, au contraire, que l’accord ou l’absence d’accord du titulaire sur la mise à disposition de l’œuvre sur le site pointé et l’éventuelle connaissance de cette absence d’accord « ne sont pas pertinents pour la qualification de «communication au public».

Pour l’avocat général : « S’il est vrai que les hyperliens placés sur un site Internet facilitent largement la découverte d’autres sites ainsi que des œuvres protégées disponibles sur ces sites et par conséquent offrent aux utilisateurs du premier site un accès plus rapide et direct à ces œuvres, (…) les hyperliens qui conduisent, même directement, vers des œuvres protégées ne les «mettent pas à la disposition» d’un public lorsqu’elles sont déjà librement accessibles sur un autre site mais ne servent qu’à faciliter leur découverte. » (point 54) Estimant par ailleurs que l’intervention du pointeur n’est pas « indispensable » pour cette mise à disposition puisque l’œuvre était librement accessible sur le site d’origine, il ne pouvait y avoir d’imputabilité d’un acte de communication au public, faute pour l’acte de réunir les conditions cumulatives de la qualification posée par la jurisprudence antérieure de la Cour et requérant l’intervention d’un utilisateur incontournable (points 61 et 62).

En d’autres termes, l’avocat général estimait que l’acte de communication initiale absorbe l’ensemble de la qualification puisqu’in fine c’est vers ce site que les internautes seront renvoyés et que la diffusion ne s’opère qu’en ce lieu. Pour lui, le lien offre une facilitation d’accès mais ne met pas l’œuvre à disposition du public. Il invitait donc à abandonner la jurisprudence Svensson qui avait admis au contraire que le lien réalisait une telle communication. L’option était radicale : nul besoin de gloser sur la licéité de la source, dès lors que l’œuvre est librement accessible quelque part sur internet, même en violation flagrante des droits d’auteur, c’est à cet endroit seulement que s’opère la diffusion, l’intervention du pointeur étant pratique mais non nécessaire à l’accès à l’œuvre. Cette analyse était également portée par plusieurs auteurs de la doctrine européenne, et notamment certains membres de la European Copyright Society.

A titre surabondant, l’avocat général avait répondu aux autres questions préjudicielles, considérant que si l’acte de communication devait être retenu, il n’était pas en revanche pertinent d’appliquer le critère de public nouveau, lequel n’a de sens que si la communication initiale a été autorisée par le titulaire (point 67, visant l’arrêt Premier League). Allant plus loin dans l’hypothèse, il estimait que même à reprendre le public nouveau, cette condition n’était pas remplie en l’espèce puisque l’intervention du pointeur n’était pas indispensable pour que les œuvres soient mises à disposition. Il jugeait donc qu’à supposer l’acte de communication caractérisé – la mise à disposition -, il ne pouvait pas être qualifié de communication au public, faute de toucher un autre public que le public d’origine. Pour que le lien soit ainsi qualifié, il eut fallu qu’il permette de contourner des mesures de restrictions mises en œuvre pour restreindre l’accès aux œuvres protégées.

Enfin, l’avocat général estimait impossible de couvrir le placement de liens par le droit de communication au public pour des raisons de principe. Il souligne en effet que si « les circonstances en cause dans l’affaire au principal sont particulièrement flagrantes (…), en règle générale, les internautes ne savent pas et ne disposent pas de moyens pour vérifier si la communication au public initiale d’une œuvre protégée librement accessible sur Internet a été faite avec ou sans le consentement du titulaire du droit d’auteur. Si les internautes sont exposés aux risques de recours pour violation des droits d’auteur en application de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29 chaque fois qu’ils placent un hyperlien vers des œuvres librement accessibles sur un autre site Internet, ils seraient beaucoup plus réticents à les y placer, et ce au détriment du bon fonctionnement et de l’architecture même d’Internet ainsi que du développement de la société de l’information. » (point 78) et de conclure « En tout état de cause, je considère qu’une extension de la notion de «communication au public» qui couvrirait le placement des hyperliens vers des œuvres protégées librement accessibles sur un autre site Internet nécessiterait l’intervention du législateur européen. » (point 79).

Après avoir ainsi douché les espoirs des ayants droit sur leur capacité à qualifier le lien de communication au public, l’avocat Wathelet avait toutefois ajouté tout un développement visant à rappeler la possibilité, fondée sur les articles 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29 et 11, troisième phrase, de la directive 2004/48, de demander qu’une ordonnance sur requête soit rendue à l’encontre des exploitants des sites, qui agissent en tant qu’intermédiaires au sens de ces dispositions, étant donné que leurs services sont susceptibles d’être utilisés par des utilisateurs de tels sites pour porter atteinte à des droits de propriété intellectuelle. Notons en passant que cette hypothèse ne visait pas le site GS Média, qui donc ne figurait pas, aux yeux du magistrat, au nombre des intermédiaires visés.

Bref, après cette sortie, les titulaires voyaient déjà s’effondrer toute l’économie du droit d’auteur sur Internet. En effet, si l’application du droit exclusif à tout hyperlien pouvait sembler impraticable à l’avocat général, il n’était pas plus réaliste de laisser la porte ouverte aux contrefacteurs de tous poils : comment rester « compétitif » avec des sites contrefaisants en permettant joyeusement à tout le monde de pointer vers eux et d’augmenter ainsi leur visibilité et leur trafic ? Ne resterait plus comme alternative aux titulaires pour pouvoir exploiter leurs droits à trouver des mesures techniques inviolables – ce qui n’existe pas – pour tenter de limiter les fuites et d’assigner sans relâche les sites contrefaisants et/ou les intermédiaires pour qu’ils fassent cesser l’atteinte. Ici ce sont les coûts de litige qui sont hors de proportion avec des perspectives d’exploitation rentable des œuvres. Seuls quelques rares ayants droit pourraient se permettre un tel investissement, entraînant une protection à plusieurs vitesses. Et même pour les plus riches, dans ce cas, pourquoi passer encore par le droit d’auteur ? Il suffirait de verrouiller l’accès au site – quelle que soit la nature du contenu – et de se plaindre ensuite de l’intrusion dans un système automatisé de traitement de données pour poursuivre. Nul besoin d’avoir à démontrer l’originalité de l’œuvre, la titularité, etc…

Solution. Ainsi, les Cassandres annonçaient la mort de la propriété intellectuelle si la Cour devait suivre les conclusions de l’avocat général. C’est donc avec une inquiétude certaine que la décision était attendue, la Cour ayant même entretenu le suspense en repoussant la date du délibéré de plusieurs semaines. Le 8 septembre 2016 allait-il sonner le glas du droit d’auteur ?  Non. A priori, les juges ont joué la prudence et n’ont pas suivi les conclusions hardies de leur avocat général, ni les observations du service juridique de la Commission, du Portugal, de la Slovaquie ou encore de l’Allemagne. Ils ont sagement confirmé la jurisprudence Svensson, jugeant que le fait de placer des liens vers des œuvres protégées constitue bien une communication au public au sens de l’article 3 de la directive 2001/29. Les titulaires pouvaient souffler, le pire était à craindre mais ils l’avaient évité.

Complexité et risque de dénaturation. Mais est-ce bien le cas et y-a-t ‘il matière à se réjouir ?  Tout au contraire, l’arrêt nous embarque dans des raisonnements alambiqués, revient sur sa jurisprudence antérieure de telle manière qu’il n’est aujourd’hui plus possible de dire ce qu’est un acte de communication au public et d’en prévoir la réalisation. En voulant tout à la fois qualifier les liens vers des œuvres d’acte de communication au public d’icelles et leur appliquer un régime sauvegardant une certaine liberté de lier, la Cour a dégagé des critères qui, si on les généralise, dénaturent complètement les principes du droit d’auteur. L’alternative n’est guère plus réjouissante puisque si la solution retenue a vocation à se limiter aux liens – ce qu’à aucun moment la Cour ne précise -, il en résultera en tout état de cause une impression de chaos et d’incertitude quant à la détermination du droit de communication au public.

II. Une admission conditionnelle du droit de communication au public pour le lien pointant vers des sites illicites

La Cour de Justice, en reprenant les principes de l’arrêt Svensson a voulu sortir de l’embarras lié à une application systématique de la contrefaçon lorsque la source est illicite en tricotant une solution d’une grande complexité (A). Ce souci d’équité la conduit à dégager de nouveaux critères et à commettre plusieurs erreurs d’analyse susceptibles de déteindre sur les règles de qualification du droit de communication au public, au-delà de la seule question de lien, administrant ainsi un remède plus dangereux que le mal (B).

A. L’embarras de la CJUE quant à la connaissance du caractère illicite

Retour sur les critères. La Cour entonne d’abord un air connu : le haut degré de protection des titulaires visé par l’harmonisation, la balance des intérêts résultant de la conciliation des droits en présence, la caractérisation du droit de communication au public qui suppose un acte de communication et un public…. Elle cite abondamment les précédents pour s’arrêter plus particulièrement sur l’arrêt PPL qui a précisé que la notion de « communication au public » implique une « appréciation individualisée » et la méthode de la « combinatoire molle » (voir mon commentaire sur Reha Training dans le Dalloz IP/IT de Septembre) selon laquelle : « il importe de tenir compte de plusieurs critères complémentaires, de nature non autonome et interdépendants les uns par rapport aux autres. Ces critères pouvant, dans différentes situations concrètes, être présents avec une intensité très variable, il y a lieu de les appliquer tant individuellement que dans leur interaction les uns avec les autres ». Elle égrène ensuite les différents critères retenus dans ses décisions antérieures :

  • le rôle incontournable joué par l’utilisateur et le caractère délibéré de son intervention, lequel intervient, en pleine connaissance des conséquences de son comportement, pour donner à ses clients accès à une œuvre protégée, et ce notamment lorsque, en l’absence de cette intervention, ces clients ne pourraient, en principe, jouir de l’œuvre diffusée (PPL) ;
  • le public qui vise un nombre indéterminé de destinataires potentiels et implique, par ailleurs, un nombre de personnes assez important (Del Corso, PPL) ;
  • l’alternative entre le mode technique spécifique et le public nouveau pour caractériser la communication ( ITV Broadcasting, Svensson, BestWater)
  • le caractère lucratif (Premier League, PPL, Reha Training), pour conclure que c’est au regard de ces différents critères qu’il convient de répondre à la question posée.

Le lien vers une diffusion illicite. Vient ensuite l’interprétation a contrario de l’arrêt Svensson selon laquelle la qualification de communication au public avait été écartée dans l’hypothèse où le lien pointant vers une ressource mise librement à la disposition du public avec le consentement du titulaire, faute de public nouveau, mais dont il « ne saurait être déduit » ni de l’arrêt Svensson, ni de l’ordonnance BestWater International « que le placement, sur un site Internet, de liens hypertexte vers des œuvres protégées qui ont été rendues librement disponibles sur un autre site Internet, mais sans l’autorisation des titulaires du droit d’auteur de ces œuvres, serait exclu, par principe, de la notion de « communication au public », au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29. Au contraire, ces décisions confirment l’importance d’une telle autorisation au regard de cette disposition, cette dernière prévoyant précisément que chaque acte de communication d’une œuvre au public doit être autorisé par le titulaire du droit d’auteur. » (point 43)

Source « illicite ». Ainsi, parce que les titulaires de droit n’ont pas pu anticiper le public qui serait touché par le site qui diffuse l’œuvre sans son autorisation, le lien opère un acte de communication au public de ladite œuvre, sujet à autorisation. Sans le nommer expressément, la Cour reprend le principe du public nouveau : l’accroissement des personnes susceptibles d’entrer en contact avec l’œuvre n’ayant pu être anticipé par le titulaire faute d’avoir contrôlé les modalités de la mise à disposition, le pointeur qui contribue à cet accroissement réalise un acte de communication au public. La Cour n’a donc pas suivi les conclusions de son avocat général qui disqualifiait quant à lui, en amont, toute possibilité de qualification de communication au public, faute de remplir le premier critère – la communication -, puisqu’elle se situe au stade du critère du public. Elle n’a pas davantage accueilli le raisonnement selon lequel il n’y avait pas de public nouveau dès lors que l’œuvre est librement accessible, même si c’est de manière illicite. Tout au contraire, en faisant de l’absence de consentement le pivot de sa démonstration, elle rattache la notion de public non pas à une accessibilité accidentelle mais à une accessibilité consentie par le titulaire de droit. On avait pu déceler dans les décisions antérieures, cette forme inédite d’épuisement des droits appuyée sur le consentement du titulaire de mettre son œuvre en ligne sans contrôle d’accès.

Toutefois, la Cour, troublée sans doute par certains arguments avancés par les tenants de la disqualification (points 45 et 46), n’en est pas restée là et a jugé nécessaire d’introduire d’autres considérations pour cantonner les effets de sa décision. C’est ici que tout chavire. Reprenant la méthode de l’appréciation individualisée, elle se livre alors à des développements si acrobatiques que le lecteur en perd « la boule ».

Connaissance du caractère illicite. Elle considère que pour déterminer s’il existe ou non un acte de communication au public, il y a lieu de « tenir compte de la circonstance que la personne ne sait pas, et ne peut pas raisonnablement savoir, que cette œuvre a été publiée sur Internet sans l’autorisation du titulaire des droits d’auteur », ceci « lorsque le placement d’un lien hypertexte vers une œuvre librement disponible sur un autre site Internet est effectué par une personne qui, ce faisant, ne poursuit pas un but lucratif » (Point 47). Dans ce cas, la Cour estime que « la personne n’agit pas, en règle générale (sic) en pleine connaissance des conséquences de son comportement pour donner à des clients un accès à une œuvre illégalement publiée sur Internet. » « En outre, lorsque l’œuvre en question était déjà disponible sans aucune restriction d’accès sur le site Internet auquel le lien hypertexte permet d’accéder, l’ensemble des internautes pouvait, en principe, déjà avoir accès à celle-ci même en l’absence de cette intervention. » (point 48)

Arrêtons-nous un instant sur ces considérants alambiqués. La Cour a voulu faire deux poids, deux mesures ; elle a entendu distinguer l’internaute naïf et désintéressé du spéculateur peu scrupuleux. Il convient, dit-elle, de traiter différemment ces deux cas de figure parce qu’il est difficile de savoir ce qui est illicite ou non et qu’il n’est pas souhaitable de sanctionner celui qui, de bonne foi, sans intention lucrative, pointe vers un contenu qu’il peut légitimement considérer a priori comme licite dès lors qu’il est, par ailleurs librement accessible. En d’autres termes, la Cour envoie le message suivant : si vous pointez vers un site et que vous n’avez pas d’intention lucrative, vous n’avez pas à vérifier si le site en question propose une œuvre en toute légalité ou pas, dès lors que vous avez pu y accéder sans restriction aucune.

En revanche, « si la personne savait ou devait savoir que le lien hypertexte qu’elle a placé donne accès à une œuvre illégalement publiée sur Internet, par exemple en raison du fait qu’elle en a été averti par les titulaires du droit d’auteur, il y a lieu de considérer que la fourniture de ce lien constitue une « communication au public », au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29. » (point 49) ; elle sera alors contrefactrice. C’est la connaissance par le pointeur du caractère contrefaisant de l’émission primaire qui va déterminer si on applique ou non le droit de communication au public !!!

Présomption de connaissance de l’illicéité en raison du but lucratif. Encore la ligne d’application n’est-elle pas très claire car elle se combine, plus ou moins heureusement avec le but lucratif de celui qui pose le lien. La bienveillance de la Cour suppose le détachement économique. Si l’intention est lucrative, « il peut être attendu de l’auteur d’un tel placement qu’il réalise les vérifications nécessaires pour s’assurer que l’œuvre concernée n’est pas illégalement publiée sur le site auquel mènent lesdits liens hypertexte. » (point 51). Lorsque le but est lucratif, il existe une présomption de « connaissance de la nature protégée de ladite œuvre et de l’absence éventuelle d’autorisation de publication sur Internet par le titulaire du droit d’auteur. Dans de telles circonstances, et pour autant que cette présomption réfragable ne soit pas renversée, l’acte consistant à placer un lien hypertexte vers une œuvre illégalement publiée sur Internet constitue une « communication au public », au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29 » (point 51).

Présomption simple de connaissance. Pour faire clair, ou à tout le moins essayer, lorsque le poseur de lien est animé par un but lucratif – ce qu’il faudra définir et qui n’est pas une mince affaire -, il est présumé connaître le statut de l’œuvre vers lequel il pointe et cette connaissance conduit à caractériser la contrefaçon lorsque l’œuvre est illégalement publiée. Cette présomption est toutefois réfragable, ce qui permet de disqualifier l’acte de communication au public si le poseur de lien parvient à démontrer qu’il ne savait pas que le site de destination n’avait pas l’autorisation de mettre l’œuvre à disposition. On voit là encore bien où la Cour veut en venir : si la personne posant le lien cherche à gagner de l’argent sur Internet et qu’elle pointe malencontreusement vers un site contrefaisant, elle peut se dédouaner de sa méprise en prouvant qu’elle ignorait l’existence d’une contrefaçon dans le site de destination. La charge de la preuve lui incombe ; c’est le seul salut pour le titulaire.

Où l’on voit que le droit et les jolis sentiments ne font pas bon ménage car cette solution d’équité est tout simplement intenable juridiquement. La décision de la Cour revient à caractériser un acte de communication au public selon que celui qui le réalise savait ou non qu’il viole les droits du titulaire, à rebours des principes élémentaires de la propriété intellectuelle.

B. Les dangers de l’analyse de la Cour pour la définition du droit de communication au public

Erreur n°1 : la prise en compte de l’intentionnalité du poseur de lien. Première confusion, un acte de communication au public –fait objectif- ne devrait pas varier pas selon l’intention subjective d’un individu ; il y a ou non une communication à un public indépendamment de la volonté de l’émetteur car la réalité de cet acte se définit par rapport à la potentialité de réception de l’œuvre par des individus. De ce point de vue, l’arrêt Svensson avait le mérite d’être un peu plus cohérent : le lien constitue un acte de communication au public, mais dès lors qu’il s’agit d’une communication secondaire, l’individualisation du public n’étant pas possible à l’égard d’une œuvre librement accessible, il n’est pas possible d’imputer à l’auteur du lien un acte de communication au public distinct de la communication initiale. La libre accessibilité de l’œuvre et le critère de public nouveau constituaient les pivots du raisonnement et non l’intention du poseur de lien. Ici, la libre accessibilité est mentionnée (point 48) mais sans que la Cour n’en tire aucune conséquence, laissant entendre seulement qu’il s’agit d’un élément de contexte pour apprécier la connaissance du caractère illicite. Si l’œuvre est accessible sans restriction c’est qu’a priori, elle est communiquée avec l’autorisation du titulaire. Rien n’est plus faux, bien sûr, puisque le contrefacteur pose rarement des restrictions d’accès aux œuvres qu’il copie sans autorisation.

Il peut être souhaitable de considérer que le régime attaché à l’acte varie selon l’intention qui anime son auteur mais on ne peut pas pour autant nier sa réalité dès lors qu’on a préalablement reconnu l’acte de communication au public. Il aurait fallu, sinon, admettre comme l’avocat général qu’un lien ne produit pas de communication au public d’une œuvre.

Erreur n° 2 : dénaturation du critère de connaissance. Seconde confusion, le critère de la connaissance que la Cour croit reprendre de la jurisprudence antérieure est ici considérablement détourné de sa signification initiale. Lorsque la Cour de Justice exigeait dans Premier League, par exemple, que l’utilisateur incontournable agisse en connaissance de cause, ce n’était nullement pour signifier « en connaissance du caractère illicite de sa source d’approvisionnement » mais en connaissance de cause de la diffusion opérée. Il s’agissait d’écarter la qualification d’acte de communication au public lorsque l’acte était réalisé de manière accidentelle (une musique que des passants entendent depuis un domicile privé). Or, celui qui fait un lien vers une ressource ne peut pas ignorer qu’il le fait et si ce lien constitue une communication au public au sens de l’article 3 – ce que la Cour admet par principe – il ne peut ignorer qu’il réalise une telle communication au public. L’intention du poseur de lien étant bien, dans tous les cas, de diriger le public vers une œuvre.

Erreur n°3 : le fait générateur du droit n’est pas nécessairement le fait générateur de la contrefaçon. Ainsi, on peut très bien conclure qu’un acte constitue une communication au public sans aboutir à la condamnation systématique de son auteur notamment parce que l’autorisation d’y procéder est accordée par le titulaire, ou qu’elle n’est pas requise par le jeu d’une exception ou limitation. Il n’y a pas de superposition systématique entre la définition du droit et les cas de contrefaçon. Ainsi, il n’est ni juste ni utile de lier l’acte de communication au public avec l’intention de celui qui y procède pour dégager des marges de manœuvre en faveur de certains et créer des discriminations de traitement.

Erreur n° 4 : la contrefaçon ne relève pas des mêmes logiques selon que l’on se situe au civil ou au pénal. Sur le plan pénal, l’intention de l’auteur de l’acte est prise en considération pour déterminer l’existence du délit mais sur le plan civil la contrefaçon est une responsabilité objective qui n’a que faire de l’intention ou de la connaissance de l’auteur de l’acte. Soit cet acte relève d’une autorisation préalable du titulaire et elle a été accordée, soit elle ne l’est pas et, dans ce cas, la responsabilité civile de la personne qui a négligé cette autorisation est engagée. Il lui faut réparer le préjudice lié au non-respect du monopole légal qui bouleverse les conditions de la concurrence. Inclure un critère de connaissance dans le paysage fait considérablement vaciller les fondements même du mécanisme du droit d’auteur en son ensemble.

Erreur n° 5 : le retour du critère du but lucratif. Enfin, le caractère lucratif de l’activité ne devrait pas, au regard de la récente décision Reha Training rendue en Grande Chambre de la Cour elle-même être un élément constitutif de la communication au public mais un simple élément permettant de fixer le cadre de la réparation. C’est au juge national d’apprécier cette circonstance afin de moduler les termes de sa condamnation mais la circonstance n’est en principe pas discutée en amont pour déterminer si l’acte relève ou non de l’autorisation. En liant ici le caractère lucratif avec la connaissance de la contrefaçon sur le site tiers, la Cour réalise un « gloubi-boulga » (expression que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître et qui désigne un plat composé d’ingrédients en principe peu conciliables les uns avec les autres et confectionné par un monstre gentil) indigeste et totalement contraire à ses propres enseignements.

Ainsi, on ne voit que brouillard dans la décision de la Cour qui ne fait qu’obscurcir encore les contours du droit de communication au public que l’on avait déjà un peu de mal à appréhender. Le pourquoi de cette situation est évident. La Cour a souhaité faire plaisir à tout le monde en distribuant d’une part une certaine liberté de lier à ceux dont l’intention pure n’est pas de faire un profit avec l’exploitation de l’œuvre et qui, en raison même de cette posture, ne risqueront pas d’être inquiétés s’ils pointent par inadvertance vers un site contrefaisant, et d’autre part, une garantie au profit des titulaires de droit que les liens ne seront pas employés par des personnes sans vergogne pour constituer des moyens de contourner leurs modèles d’affaires. Une solution du roi Salomon en somme.

Mais c’est le droit d’auteur qui menace ici être rompu par le milieu. Pour faire une place au lien… N’est-ce pas trop cher payer ? Ne serait-il pas plus facile de procéder autrement ? La Cour de Justice s’est coincée dans une ornière dont il importe de sortir car le raisonnement adopté est bancal en ce qu’il applique un régime différent à un même acte selon que le comportement de l’émetteur primaire constitue une contrefaçon ou non. Transposé à d’autres mécanismes, cela reviendrait à affirmer que, par exemple, celui qui retransmet une œuvre réalise un acte de communication au public lorsque la transmission initiale est contrefaisante mais pas si elle est licite…. Ou que celui qui reproduit une œuvre contrefaisante réalise une contrefaçon – ce qui est vrai – alors que celui qui reproduit une œuvre licitement mise à disposition ne serait pas contrefacteur – ce qui est faux, sauf à jouir d’une exception-. Or l’acte éligible au titre du droit exclusif ne peut pas être constitué pour caractériser une contrefaçon, le caractère objectif des droits de propriété intellectuelle s’oppose à une telle recherche d’intention au plan civil.

III. Tentative de régime cohérent des liens au regard du droit de la propriété intellectuelle

Il faut donc trouver une autre grille de lecture. On se propose de revenir pour cela à l’essence de ce qu’est le droit de communication au public de l’œuvre, à savoir de couvrir les actes qui permettent à un public de rentrer en contact avec la forme de l’œuvre, de participer à sa perception. A cet égard, il convient de distinguer le lien brut qui n’offre pas une telle jouissance de l’œuvre et qui doit, en bonne logique, échapper à la qualification d’acte de communication au public (A.) du lien enrichi qui offre précisément cet accès à la forme de l’œuvre et qui entre de ce fait, dans le champ du droit (B.)

A. Le lien brut ne constitue pas un acte de communication au public

Le lien brut est un véhicule informationnel. Or, le lien qui pointe vers un contenu sans activer la perception de l’œuvre qu’on qualifiera de « lien brut » ne créé pas une communication au public de l’œuvre, faute précisément de « représenter » l’œuvre en elle-même. Il se contente de « motoriser » l’internaute vers sa destination ; c’est la métaphore du conducteur de taxi chère aux moteurs de recherche, plus encore que celle de la note de bas de page qui n’est qu’une information sur la situation de la source et non le véhicule pour s’y rendre. Le lien brut ne constitue pas un accès à l’œuvre mais un moyen de parvenir à un tel accès. Il se situe en amont.  Il n’existe pas d’effet substitutif : le poseur de lien ne retranche pas de parts de marché aux ayants droit puisque pour jouir de l’œuvre il faut toujours se rendre sur le site de destination. En substance, il stimule le trafic vers ce site et accroît les pages vues. Le lien brut transmettant non pas l’œuvre mais une simple information sur l’œuvre est en principe vertueux pour les créateurs de contenus ; il l’est aussi pour la liberté d’expression et stimule les échanges intellectuels par un partage d’informations. Il n’est pas question de le soumettre au droit exclusif car cela reviendrait à conférer à certains le pouvoir de décider de qui peut parler d’une œuvre et en indiquer la localisation.

Mécanisme compensatoire ? Il n’est pas davantage envisageable de le soumettre à un droit à rémunération, à défaut d’effet substitutif sur le marché d’exploitation. En revanche, il n’est pas déraisonnable de penser que si les liens multiples ou l’agrégation de liens occasionnent de tels effets, il serait souhaitable d’aménager un mécanisme compensatoire pour les ayants droit. Cette réflexion n’est pour l’heure pas posée sur de bonnes bases théoriques faute de connaître clairement les marchés en cause et il conviendrait de ce point de vue de disposer de plus d’éléments économiques pour envisager la nécessité d’une telle intervention.

Le contournement des MTP. Il faut tirer de ce postulat l’ensemble des conséquences. Si la mise à disposition d’un lien brut ne constitue pas en soi un acte de communication au public, il ne l’est pas davantage lorsqu’il contourne une mesure technique de protection pour « forcer » l’accès du site sur lequel se trouve l’œuvre. Il ne s’agit, là encore, que d’un moyen de parvenir à une destination où la perception de l’œuvre est possible, l’acte de communication au public se situant in fine toujours uniquement sur le site de destination. Si le lien procède au contournement d’une mesure technique de protection entourant l’œuvre, sa réalisation est passible des sanctions accompagnant un tel contournement et, le cas échéant, de celles de la concurrence déloyale.

La voie pénale pour les fermes de liens illicites. Dans cette grille de lecture, le lien brut n’est pas non plus constitutif de communication au public lorsqu’il dirige vers un site contrefaisant. Ainsi, contrairement à ce qu’ont fait certaines décisions françaises rendues en matière pénale, ce n’est pas par ce biais qu’il convient de s’attaquer aux fermes de liens qui permettent aux internautes d’être dirigés vers les paradis pirates, la plupart du temps inaccessibles sans cette intermédiation. Toutefois, il n’est pas nécessaire de distordre le droit de communication pour parvenir à une solution satisfaisante : puisqu’il s’agit ici de lutter contre l’illicite, la voie pénale est alors à privilégier. Or, il n’est nullement nécessaire d’assimiler le lien à un acte de communication au public pour punir celui qui intentionnellement pointe vers de contenus illicites, il suffit de caractériser la complicité de contrefaçon par fourniture de moyens ou le recel. En effet, on peut avancer que le poseur de lien offre bien une assistance à celui qui réalise de telles copies illicites puisqu’il l’aide à en étendre l’audience et peut constituer de ce chef une complicité au sens de l’article 121-7 du Code pénal qui dispose qu’« est complice d’un crime ou d’un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation. ».

A supposer que les conditions de la complicité ne soient pas remplies, on peut également songer au délit de recel, qui selon l’article 321-1 du Code pénal consiste dans « le fait de dissimuler, de détenir ou de transmettre une chose, ou de faire office d’intermédiaire afin de la transmettre, en sachant que cette chose provient d’un crime ou d’un délit. Ou encore le fait, en connaissance de cause, de bénéficier, par tout moyen, du produit d’un crime ou d’un délit. » Le débat sur l’intentionnalité de l’auteur du lien, sur la connaissance du caractère illicite, autour duquel la décision GS Média est construite retrouve, en matière pénale, toute sa légitimité, alors qu’il est complètement déplacé en matière civile.

B. Le lien enrichi constitue un acte de communication au public

Lien enrichi. Si le lien brut ne constitue pas un acte de communication au public, en revanche, lorsque le lien « contient » l’œuvre elle-même ou en figure des éléments structurants, ce que l’on qualifiera de « lien enrichi » celui qui l’offre au public, offre également l’œuvre en soi et enrichit son service ou son message d’un élément directement emprunté à une création. Par conséquent, il convient de revenir sur le principe de « neutralité » technologique énoncé dans l’arrêt Bestwater selon lequel il n’y a pas lieu de distinguer entre les différentes formes de liens existants. En effet, l’utilisation du lien produit des conséquences différentes sur la perception de l’œuvre selon la technique qu’il emploie et il n’y a donc pas de raison de ne pas distinguer.

Communication de la forme de l’œuvre. Il convient donc de dire que le lien, lorsqu’il opère une transclusion ou toute autre forme de communication de l’œuvre – écoute, visionnage de l’œuvre – sans intervention supplémentaire de l’internaute, sans clic, constitue un acte de communication au public parce qu’il communique la forme de l’œuvre depuis le site qui opère le lien sans que l’utilisateur n’ait eu à se rendre de manière délibérée sur le site à partir duquel la transmission est opérée. L’effet substitutif est caractérisé à la fois sur le plan symbolique car l’internaute n’a pas nécessairement conscience de la localisation de la source de l’œuvre dont il prend connaissance via le lien ; il l’est également du point de vue économique puisque l’économie fondée sur l’environnement de l’œuvre sur le site d’origine est détournée au profit des modèles de valorisation du poseur de liens.

En outre, en se plaçant du point de vue de celui qui réalise le lien, la démarche consistant à copier une simple adresse dans un document est tout à fait différente de celle revenant à « inclure » le lien-œuvre dans sa page. La personne qui opère cette action ne peut l’ignorer et elle procède donc en toute conscience à l’encapsulation d’une fonction qui permet de visionner ou d’écouter l’œuvre. L’acte de communication se fait en toute connaissance de cause.

Utilisateur incontournable. Ce choix présenterait donc l’avantage d’être en cohérence avec les critères de définition du droit de communication au public existants avant la décision GS Média et notamment avec le critère de l’utilisateur incontournable : le diffuseur d’un lien enrichi réalisant une encapsulation/transclusion d’une œuvre offre un accès à l’œuvre et ne peut ignorer qu’il la diffuse ; il a donc la conscience de réaliser un acte de communication au public de l’œuvre. Ce lien augmente la visibilité de l’œuvre « chez » le poseur de lien, et le public du site de ce dernier n’aurait pas eu de contact avec l’œuvre sans son intercession puisqu’il leur offre directement cette possibilité d’accès sans qu’ils aient à agir de quelconque manière pour voir ou entendre l’œuvre.

D’un point de vue probatoire, l’acte de communication au public ne serait pas très difficile à caractériser puisqu’il suffirait de montrer que l’accès à l’œuvre ou une partie de celle-ci est possible depuis le site du poseur de liens, sans que l’internaute n’ait à fournir d’action supplémentaire. C’est ce qui justifie qu’un moteur d’images qui montre les images sous formes de vignettes sur la page de son site réalise bien un acte de communication au public de ces images, en dépit du fait que ces vignettes constituent également des liens car l’internaute a pris connaissance de la forme de l’œuvre sans avoir besoin de cliquer sur le lien pour voir l’image. Cette distinction ne risque pas d’être obsolète techniquement car peu importe le mécanisme utilisé, il faut et il suffit que l’œuvre soit perceptible directement par le procédé employé pour que la communication au public soit caractérisée.

Pour en finir avec le public nouveau. Cette approche permet également de rompre avec la doxa du « public nouveau » dans laquelle la Cour de Justice s’est enferrée et qui ne correspond nullement à une exigence pour caractériser la communication au public dans les textes internationaux. Sur ce point, on renverra à la résolution de l’ALAI qui explique très bien le dévoiement opéré et la méconnaissance des principes de la convention de Berne. Certes, la Cour de Justice peut se retrancher derrière les principes généraux de droit de l’Union pour écarter l’application de la convention de Berne dans les relations entre les Etats membres dès lors qu’elles les jugent en contradiction avec l’acquis communautaire. Toutefois, la position est d’autant plus hasardeuse que la convention de Berne étant « encapsulée » dans les accords ADPIC, et ceux-ci étant considérés d’application directe depuis l’arrêt Daiichi Sankyo de la même Cour de Justice, les juges risquent de friser la schizophrénie s’ils continuent à prétendre que les règles de Berne ne s’appliquent pas en droit de l’Union.

Il suffit pour cela que la Cour se départisse d’une vision complètement abstraite du public sur Internet. D’un point de vue économique, il est absurde de considérer que dès lors qu’une œuvre est accessible sur internet, il n’existe qu’un seul public pour cette œuvre, constitué par la somme des internautes susceptibles de se connecter au réseau. La diffusion s’opère via des sites particuliers, lesquels demandent individuellement le droit de diffuser et s’acquittent de redevances liées aux profits d’exploitation de leurs propres sites. Il n’y a pas de communication unique de l’œuvre sur internet, une fois pour toutes, celle-ci pouvant se trouver en plusieurs endroits, selon plusieurs modalités d’accès. En décider autrement conduirait à n’envisager qu’une seule source de diffusion de l’œuvre vers laquelle il conviendrait de se rendre, ce qui ne correspond pas à la réalité du marché. « Le » public sur internet est un mirage ; il existe des publics différents selon leurs habitudes de consommation, la nature de l’offre, etc.

Des publics distincts sur internet. La confusion vient d’une mauvaise perception de la condition de « public » dans la définition du droit de communication au public. La condition est abstraite en ce sens que le déclenchement du droit suppose une certaine indétermination des récipiendaires de l’œuvre – lesquels ne doivent pas se confondre avec les intimes de l’émetteur. La communication est publique lorsque les intéressés sortent de l’orbite de la sphère privée. Alors, le nombre et l’identité des membres du public deviennent potentiellement variables dans le temps et l’espace. Mais il n’est pas nécessaire que l’offre s’adresse à un nombre indéterminé de personnes pour que la communication soit publique : elle l’est même lorsqu’elle est réservée à un groupe déterminé d’individus étrangers à la sphère privée de l’émetteur. Une fois que le premier degré d’indétermination est franchi hors de cette sphère privé, condition constitutive de la communication publique, le droit exclusif a vocation à saisir chacune de ses manifestations séparément. Les publics sont aussi multiples que les cercles de diffusion non privée entourant les différentes personnes proposant l’œuvre.

La question du « libre accès » à l’œuvre n’est pas davantage pertinente pour déterminer s’il existe des publics distincts ou non. Dans l’optique de l’arrêt Svensson, si l’œuvre est librement accessible, il n’y a pas de public nouveau sur internet, le public potentiellement visé serait l’ensemble des personnes susceptibles de se rendre sur ce site, c’est-à-dire potentiellement l’ensemble des internautes. Ainsi, chaque site ayant mis en place ses barbelés virtuels pourrait revendiquer avoir un public propre, distinct de celui des autres sites, en raison de la délimitation ainsi tracée mais en revanche si l’accès de l’oeuvre est libre, il n’existe qu’un seul public. Mais la proposition est par trop réductrice car de multiples sites peuvent conjointement proposer des accès techniquement ouverts aux œuvres ; il ne s’agit pas pour autant d’un seul public. Chaque site jouit bien d’une « clientèle »/ d’un public propre, choisit ses principes de monétisation  – par la publicité, l’abonnement, la réputation…- ou encore décide de proposer l’œuvre à titre gratuit. Chacun est assujetti à une autorisation préalable et rémunère les auteurs selon les principes qui lui sont applicables.

Pour prendre la mesure de cette diversité de publics, il convient de revenir sur la condition de public nouveau opérée dans la jurisprudence subséquente à l’arrêt SGAE et à son essence, à savoir celle de la prévisibilité de la diffusion pour l’ayant droit. Or, si on se reporte non pas à l’intitulé de la condition de « public nouveau » mais à sa définition jurisprudentielle, on peut aboutir à une solution concluante car le public du site du pointeur de lien n’a pas pu être pris en compte par les titulaires de droit lorsqu’ils ont autorisé la communication au public de l’œuvre sur le site vers lequel pointe le lien, faute de prévisibilité suffisante pour les titulaires de l’audience de l’œuvre depuis les sites pointeurs. Cette nouvelle exploitation suppose donc un consentement répété, le public du site pointeur étant effectivement différent de celui du site pointé.

En cela le lien n’est pas différent de l’amplificateur par lequel des personnes situées à distance d’un lieu de concert librement accessible pourraient écouter la musique. Certes, rien ne les empêche de se rendre sur ce lieu pour entendre à la musique à la source, mais ils peuvent également tranquillement rester au bar qui installe cet amplificateur, écouter et consommer à cet endroit. De ce fait, ils ne se rendront pas sur le site du concert et leur consommation ne sera pas comptabilisée dans la recette de l’organisateur de concert. Il serait inique et anti-concurrentiel que le bar amplifiant le son ne soit pas assujetti au mécanisme du droit d’auteur car il dirige bien une œuvre vers sa clientèle, dont il tire profit, ce public étant distinct de celui de l’organisateur du concert du point de vue du ratio de la prévisibilité contractuelle pour les ayants droit.

Si l’on recentre la condition de public dans la perspective de l’émetteur, ce qui correspond à la pratique du droit d’auteur, force est d’admettre que le site qui offre l’accès à l’œuvre depuis son site l’offre bien à un public, peu importe qu’il ait réalisé la communication « initiale » ou qu’il opère une réémission de l’œuvre. Si l’œuvre est effectivement perceptible, le public du site du pointeur est celui qui sera pris en compte pour fixer les modalités de l’autorisation, différentes de celles qui s’appliquent au site d’origine. Certes, il existe un lien de dépendance technique entre le site du pointeur et le site d’origine, en ce sens que, si ce dernier cesse d’émettre l’œuvre, le lien sera inactif et l’œuvre ne sera pas davantage perceptible depuis le site du pointeur – sauf pour lui à avoir procédé à des copies mais cela relève alors du droit de reproduction. Mais la situation n’est pas véritablement différente de celle des mécanismes de retransmission par satellite ou par câble. Même si techniquement il peut n’y avoir qu’une « émission », cette diffusion est partagée entre plusieurs acteurs, exploitant l’œuvre séparément (sur ce point voir les propositions de Séverine Dusollier sur la notion d’exploitation dans son article aux mélanges Lucas).

Ce recentrage de la condition de public aurait également le mérite de résoudre les incohérences de la jurisprudence relative au droit de communication au public en cas de radiodiffusion par satellite. On reviendrait aux principes dégagés dans l’arrêt  Airfield qui avait retenu une possibilité d’attraire dans le droit exclusif l’ensemble des acteurs de la chaîne de transmission, et ce même si certains n’entretenaient pas un rapport direct avec le public et de dépasser la distinction picrocholine entre distributeurs professionnels et non professionnels, dégagé dans l’arrêt SBS du 19 novembre 2015.

Caractère lucratif. Enfin, s’agissant du critère de but lucratif du poseur de liens, il serait indifférent à la qualification d’acte de communication au public, conformément à ce qu’avait décidé Reha Training mais pourrait être pris en considération comme élément de détermination de la rémunération afférente à cet acte. De cette manière, l’imputabilité de l’acte serait constituée quelle que soit le caractère commercial ou désintéressé de l’activité du pointeur de liens mais il serait possible de moduler les conditions de l’autorisation au regard de ce critère, soit par des échelles tarifaires, soit par d’éventuelles exonérations, soit encore par des mécanismes de déport de la charge du paiement de la rémunération sur le site agissant à titre commercial (plateforme, réseau social) et offrant l’infrastructure d’implantation du lien à des particuliers qui s’en servent sans intention lucrative (voir en ce sens les propositions de mon rapport fait au CSPLA à propos des œuvres transformatives sur le cas des UGC).

Conclusion. A toute chose malheur est bon. A force de distordre les notions de communication au public, la Cour de Justice est parvenue à un point de rupture et d’incohérence de sa propre jurisprudence. Elle force donc à repositionner la notion pour lui rendre son essence, à savoir d’offrir à des personnes la possibilité de rentrer en contact sensoriel avec la forme d’une œuvre. Cette notion englobe certains types de liens, non pas ceux qui se contentent de donner accès au lieu où se réalise la transmission sans donner accès à l’œuvre mais ceux qui charrient une forme perceptible.

« Because »: Love Letter to the Brits

Don’t believe that you are the only ones who want to leave, to screw things up, to say : « After I’ve gone, do what you like ! » If we had to answer the same question tomorrow, we would certainly feel like doing the same. Some because it’s too market-oriented, others because it opens our borders to the four winds; some because European Union costs more than it brings in,  others because it doesn’t help the weak enough.

Besides, if you decide to leave, many will probably follow suit. Because the Greeks are fed up with austerity. Because the Irish prefer to keep their tax regime. Because the Hungarians fear that they will be invaded by refugees. Because the Germans could manage without it after all. And Because the French are down in the dumps and European Union must have something to do with it…

And after? Well, after, we will see. No need to listen to the prophets of doom who predict the end of the world if you step out. We will manage, anyhow, after a while.

Still…

Still, I don’t want you to go. Because I have learnt English with the Beatles, Wham and Captain Sensible; because since Marks & Spencer has reopened, I can buy scones and beans for breakfast; because the Monty Pythons are the funniest; because the « Prisoner » has shaped my identity by reminding me that « I am not a number, I am a free man » ; because « Skins » is « the » teen series neither idiotic nor simplistic; because I like to sing (awfully) Adele’s songs; because pop is British : because you have monsters in your lakes and sorcerers’ schools in your books; because you have been be standing at our side for decades ; because you are crazy and that’s cool, because you are sensible and that’s good:  because…. (to be completed)

Because we always bicker and end up getting closer and closer, like an irritating family.

Of course, you are free, free to leave us. But still. Personally, I love you and I prefer it when we are all together. So please, stay.

« Parce que » :  lettre d’amour aux Brits

Ne pensez pas que vous soyez les seuls à vouloir partir, tout foutre en l’air : après moi le déluge !  Si demain nous étions soumis à la même question, nous aurions sans doute envie de faire la même chose. Out ! Les uns parce que pas assez sociale, les autres parce qu’elle ouvre ses frontières à tous les vents ; les uns parce que l’Union européenne coûte plus qu’elle ne rapporte, les autres parce qu’elle n’aide pas suffisamment les faibles contre les puissants.

Si d’ailleurs, vous vous décidiez pour le grand départ, m’est avis que beaucoup voudront vous suivre. Parce que les Grecs en ont marre de l’austérité, parce que les Irlandais préfèrent garder leur régime fiscal, parce que les Hongrois n’ont pas envie de se faire envahir par les réfugiés, parce que les Allemands pourraient finalement s’en passer et parce que les Français ont le moral dans les chaussettes et que l’Union européenne doit bien y être pour quelque chose…

Et puis après ? Après, on verra bien. Pas besoin d’écouter les cassandres qui prédisent la fin du monde si d’aventure vous mettiez un doigt de pied dehors. On finira bien par s’adapter.

Et pourtant…

Et pourtant, je ne veux pas que vous partiez. Parce que j’ai appris l’anglais avec les Beatles, Wham et Captain Sensible ; parce depuis que Marks & Spencer a rouvert ses portes, je peux acheter des scones et des beans pour le petit déjeuner ; parce que les Monty Pythons sont plus drôles que les autres ; parce que « le Prisonnier » a forgé mon identité en me rappelant que je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ; parce que « Skins » est la série sur les adolescents qui n’est ni débile, ni simpliste ; parce que j’aime chanter (mal) les chansons d’Adèle ; parce que la pop c’est anglais ; parce qu’il y a des monstres dans vos lacs ; des écoles de sorciers dans vos livres ; parce que vous êtes à nos côtés depuis des décennies; parce que vous êtes fous et que c’est bon ; parce que vous êtes sensés et que c’est bien ;  (à compléter)

 

parce qu’on se chamaille depuis toujours et que ça finit par créer des liens, comme au sein d’une famille agaçante.

Bien sûr vous êtes libres, libres de nous quitter. Mais quand même. Moi, je vous aime et je préfère quand on est ensemble. Restez, s’il vous plaît.

L’arrêt rendu le 22 janvier 2015 par la Cour de Justice dans l’affaire  C‑419/13, Art & Allposters est à lire à deux niveaux : ce qu’il dit et ce qu’il est susceptible d’impliquer. Saisie d’une question préjudicielle par le Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas), par décision du 12 juillet 2013, la CJUE a  jugé que « L’article 4, paragraphe 2, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, doit être interprété en ce sens que la règle d’épuisement du droit de distribution ne s’applique pas dans une situation où une reproduction d’une œuvre protégée, après avoir été commercialisée dans l’Union européenne avec le consentement du titulaire du droit d’auteur, a subi un remplacement de son support, tel que le transfert sur une toile de cette reproduction figurant sur une affiche en papier, et est à nouveau mise sur le marché sous sa nouvelle forme.« 

Il s’agissait en l’espèce d’un procédé de rentoilage réalisé à partir d’une affiche. Celui qui procédait à l’opération s’était opposé à la société de gestion collective gérant les droits de l’artiste qui considérait qu’il n’avait pas accordé l’autorisation de le faire et rétorquait que son droit de distribution de l’exemplaire servant de base à la réalisation de l’opération avait été épuisé. La Cour, par sa décision, vient au secours du titulaire et invalide l’interprétation proposée par l’entreprise de rentoilage.

Pour parvenir à cette conclusion, elle a posé deux affirmations importantes ; d’une part, l’épuisement des droits ne s’applique que pour les objets « tangibles » incorporant une oeuvre (1) ; d’autre part, la modification du support initial par transfert de l’oeuvre sur un nouveau support constitue un acte de reproduction (2). Il en résulte que le spectre d’un épuisement numérique des droits, planant sur l’Europe depuis la décision UsedSoft, s’écarte (3).

1. L’épuisement limité aux objets tangibles 

La décision de la Cour s’inscrit ici dans la plus pure orthodoxie de la règle de l’épuisement des droits telle qu’elle a été conçue non seulement au regard du droit européen, mais auparavant même au regard de la doctrine allemande de Kholer. Rappelons brièvement les enjeux. La règle de l’épuisement constitue, à l’origine, un mécanisme de conciliation entre deux prérogatives susceptibles d’entrer en conflit ; le droit de propriété de l’objet physique incorporant un droit de propriété intellectuelle et le droit du titulaire de contrôler la distribution des exemplaires reproduisant l’objet intellectuel protégé. En effet, si on considérait que le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle disposait d’une pleine maîtrise exclusive de ces exemplaires, il serait en mesure de d’interdire à l’ensemble des acquéreurs de ces exemplaires la libre mobilisation de « leurs » choses. Or, le droit de propriété classique confère au propriétaire de la chose le droit exclusif d’en user, d’en abuser et d’en jouir, ce qui comprend notamment la possibilité d’aliéner la chose à un tiers, en d’autres termes de la revendre, de la donner, de la prêter, etc.  Exclusif contre exclusif ne vaut ! Il faut bien que l’un de ces deux droits rivaux ploie devant l’autre. Le principe de l’épuisement, et son correspondant nord-américain dit de la first sale doctrine, réalise précisément cet effacement partiel de la prétention du titulaire de droit de propriété intellectuelle devant le droit du propriétaire « matériel ». Le droit de distribution existe, certes, mais il se limite au pouvoir de décision inaugural du titulaire de mise en circulation de l’exemplaire. Une fois que ce pouvoir s’est illustré, le titulaire ne peut plus ensuite exercer un droit de « suite » (pas au sens du droit d’auteur), c’est-à-dire un contrôle sur les actes subséquents de commercialisation qui interviennent en aval de cette distribution inaugurale. Le propriétaire peut librement revendre l’exemplaire qu’il a acheté.

Ce mécanisme de conciliation érigé au niveau du droit de l’Union comporte alors une dimension supplémentaire puisque le principe de l’épuisement se réclame non seulement de la préservation des droits des propriétaires matériels mais aussi de la libre circulation des marchandises. Non limité au territoire national, l’épuisement devient alors régional puisque le titulaire de droit de propriété intellectuelle perd toute revendication sur les actes de distribution secondaires intervenant sur le territoire de l’Union dès lors qu’il a consenti à la première mise en circulation sur ce territoire. Le schéma est connu et la jurisprudence de la Cour de Justice, bien avant que le principe ne soit entériné dans les différentes directives d’harmonisation ou règlements, l’avait déjà consacré en droit des marques et des brevets dans les arrêts dits Centrafarm en 1974 et en droit de la propriété littéraire et artistique en 1971 timidement dans l’arrêt Deutsche Grammophon et plus clairement en 1981 dans la décision Musik Vertrieb.

Dans le contentieux national, la Cour d’appel néerlandaise avait fait droit aux prétentions de la société de gestion collective  en se référant à l’arrêt du Hoge Raad der Nederlanden, du 19 janvier 1979 (NJ 1979/412, Poortvliet),  selon lequel il y a une nouvelle divulgation, au sens de l’article 12 de la loi sur le droit d’auteur, lorsque l’exemplaire d’une œuvre mis dans le commerce par le titulaire du droit est distribué au public sous une autre forme, dans la mesure où celui qui commercialise cette nouvelle forme de cet exemplaire dispose de nouvelles possibilités d’exploitation (ci-après la «jurisprudence Poortvliet»). Constatant que l’affiche en papier, commercialisée avec le consentement du titulaire du droit d’auteur, a subi une profonde modification offrant à Allposters de nouvelles possibilités d’exploitation, dans la mesure où cette modification lui permet de pratiquer des prix plus élevés et de viser un groupe cible différent, le Gerechtshof te ʼs-Hertogenbosch a considéré que la commercialisation des transferts sur toile constitue une divulgation qui, en vertu du droit national, est interdite et a rejeté l’argument d’Allposters tiré de l’épuisement du droit de distribution. Allposters estimait, quant à elle, qu’il y a épuisement du droit de distribution, au sens de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2001/29, lors de la distribution d’une œuvre qui est incorporée dans un objet tangible si celui-ci a été mis en vente par le titulaire du droit d’auteur ou avec son consentement et qu’une modification ultérieure éventuelle de cet objet n’aurait aucune conséquence sur l’épuisement du droit de distribution.

Que dit la Cour de Justice, saisie par la Cour de cassation néerlandaise, dans le présent arrêt ?

La première question à résoudre était celle de la qualification de l’acte. Pour la société de gestion collective Pictoright, l’opération de transfert sur toile constituait une adaptation, laquelle n’est pas un droit harmonisée par le droit de l’Union mais régie par l’article 12 de la convention de Berne (point 24). Elle en déduisait que la question ne relevait pas du champ d’application de la directive 2001/29. Sans nier l’absence de référence à ce droit dans la directive, la CJUE a néanmoins jugé qu’il n’était pas nécessaire d’en passer par l’interprétation de cette notion d’adaptation et qu’il suffisait de relever que « tant l’affiche en papier que le transfert sur toile contiennent l’image d’une œuvre artistique protégée et relèvent donc du champ d’application de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29 en tant que copies d’une œuvre protégée commercialisées dans l’Union. »,  pour considérer que la question relevait bien du champ d’application de ladite directive. » (point 27).  La solution est, pour le moins expéditive. Elle montre que l’intrusion éventuelle d’autres qualifications échappant pour l’heure à l’harmonisation (le droit moral, la divulgation, l’adaptation) ne constitue nullement un obstacle, dans l’esprit de la Cour, au rattachement à l’acquis dès lors qu’un acte – la commercialisation – donne prise à l’application d’une directive. Autrement dit, foin des subtilités sur la différenciation entre le droit d’adaptation et les autres prérogatives si le cas présente des points de contact avec ces autres prérogatives (distribution, reproduction….). A dire vrai, on imagine mal quels seraient les cas où l’adaptation se ferait sans déclencher l’application de ces autres droits et on peut craindre qu’ainsi la spécificité de la situation peine à être prise en compte par les juges européens. Il faudrait, sans doute, pour modifier cette approche globalisante, qu’une harmonisation intervienne pour préciser le rôle distributif des prérogatives.

Une fois opéré le rattachement au droit de distribution (et non au droit de reproduction, pourtant sans doute plus opportun), la Cour entonne ensuite un couplet familier : l’épuisement n’est réalisé qu’en cas de première vente ou de premier autre transfert de propriété dans l’Union de cet objet par le titulaire du droit ou avec son consentement. La règle est univoque car toute divergence entre législations nationales sur cette question serait susceptible d’affecter le bon fonctionnement du marché intérieur. Reste à vérifier si les deux conditions (consentement et introduction sur le territoire de l’Union) sont réunies. La question qui se pose ici est celle de savoir si le consentement à commercialiser le support initial implique la possibilité de transformer ce support de telle sorte que l’oeuvre se retrouve transféré sur un autre support. En termes juridiques, il s’agit de déterminer si « l’épuisement du droit de distribution couvre l’objet tangible dans lequel une œuvre ou sa copie est incorporée ou la création intellectuelle propre à l’auteur »  et « si la modification du support, telle qu’effectuée par Allposters, a une incidence sur l’épuisement du droit exclusif de distribution. » (point 33).

La réponse est classique mais sa limpidité devrait à l’avenir dissiper de nombreuses confusions sur le mécanisme de l’épuisement en droit d’auteur. La Cour se reporte à l’utilisation  dans le considérant 28 de la directive aux formules « œuvre incorporée à un bien matériel » et « épuise le droit de contrôler la revente de cet objet dans [l’Union« , pour signifier que la directive  « voulait donner aux auteurs le contrôle de la première mise sur le marché de l’Union de chaque objet tangible qui incorpore leur création intellectuelle » (point 37). La solution se réclame également de la déclaration commune des parties contractantes du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur selon laquelle « les expressions ‘exemplaires’ et ‘original et exemplaires’, dans le contexte du droit de distribution et du droit de location prévus par ces articles, désignent exclusivement les exemplaires fixés qui peuvent être mis en circulation en tant qu’objets tangibles » (point 39).

Conformément à la logique traditionnelle de l’épuisement, la Cour vient confirmer qu’il a vocation à s’appliquer aux supports tangibles des oeuvres et non à la diffusion de celles-ci. Le contrôle s’effectue sur chaque exemplaire et non sur l’exploitation des droits de manière globale.

2. Le droit de reproduction n’implique pas l’augmentation des exemplaires 

La technique de rentoilage, nous dit l’arrêt, aboutit au remplacement du support en papier par une toile, ce qui permet d’augmenter la durabilité de la reproduction, d’améliorer la qualité de l’image par rapport à l’affiche et de rendre le résultat plus proche de l’original de l’œuvre. Il y a donc création d’un nouvel « objet incorporant l’image de l’œuvre protégée, tandis que l’affiche, en tant que telle, cesse d’exister » (point 43). La Cour en déduit au terme d’une formule prudente, qu' »une telle modification de la copie de l’œuvre protégée qui rend le résultat plus proche de l’original est de nature à pouvoir constituer en réalité une nouvelle reproduction de cette œuvre, au sens de l’article 2, sous a), de la directive 2001/29, qui relève du droit exclusif de l’auteur et nécessite son autorisation. »

L’argument selon lequel il ne saurait y avoir de  reproduction quand il n’y a pas de multiplication des copies de l’œuvre protégée n’est pas retenu par la CJUE pour disqualifier l’acte de reproduction. Ce qui importe, considère-t-elle, c’est « de savoir si l’objet modifié, apprécié dans son ensemble, est, en soi, matériellement l’objet qui a été mis sur le marché avec le consentement du titulaire du droit. » En d’autres termes, il faut qu’il y ait identité entre l’objet physique distribué par le titulaire et l’objet physique redistribué pour considérer qu’il s’agit d’un simple acte de distribution. Or, la modification opérée dans le cas présent est ici si importante qu’il ne s’agit plus du même objet ; il n’y a pas distribution mais bien reproduction. Dès lors,  » le consentement du titulaire du droit d’auteur ne porte pas sur la distribution d’un objet incorporant son œuvre si cet objet a été modifié après sa première commercialisation de manière à ce qu’il constitue une nouvelle reproduction de cette œuvre. Dans une telle hypothèse, le droit de distribution d’un tel objet n’est épuisé qu’à la suite de la première vente ou du premier transfert de propriété de ce nouvel objet avec le consentement du titulaire de ce droit. » (point 46).

La reproduction intervient même si l’oeuvre est effacée du support d’origine et que les copies en circulation restent donc en nombre constant. Le transfert de l’oeuvre d’un support à un autre ne constitue pas un simple acte de distribution mais un acte de reproduction. Cette solution s’avère très différente de celle qui avait été adoptée par la Cour suprême du Canada dans la fameuse affaire Théberge du 28 mars 2002  relative elle aussi à un procédé de rentoilage. La Cour canadienne avait estimé qu’une interprétation large des droits économiques selon laquelle la substitution d’un support à un autre constitue une nouvelle « reproduction » qui porte atteinte aux droits du titulaire du droit d’auteur même si le résultat n’est pas préjudiciable à sa réputation fait trop pencher la balance en faveur du titulaire du droit d’auteur et ne reconnaît pas suffisamment les droits de propriété des appelants sur les affiches qu’ils ont achetées (voir l’excellent commentaire de Daniel Gervais). Elle avait considéré que le transfert, faute de créer un nouvel exemplaire ne pouvait emporter reproduction.

Il est vrai que l’appréciation ne se réalisait pas au regard de la question de l’épuisement des droits mais la solution canadienne avait conclu à la validité du procédé de transfert sans autorisation tandis que la CJUE parvient exactement à la solution inverse au terme d’une combinaison ambiguë du jeu du droit de distribution et de reproduction.

En réalité, c’est une considération économique qui semble avoir emporté l’adhésion des juges de Luxembourg. La directive comme la jurisprudence considèrent nécessaire d’instaurer au bénéfice des auteurs un niveau de protection leur permettant d’obtenir une rémunération appropriée pour l’utilisation de leurs oeuvres (voir aussi SGAE, point 36; Peek & Cloppenburg, point 37, ainsi que Football Association Premier League e.a., point 186). Or appliquer la règle de l’épuisement à propos de ce nouvel objet résultat du procédé de transfert « priverait ces titulaires de la possibilité d’interdire la distribution de ces objets ou, en cas de distribution, d’exiger une rémunération appropriée pour l’exploitation commerciale de leurs œuvres. À cet égard, la Cour a déjà jugé que, pour être appropriée, une telle rémunération doit être en rapport raisonnable avec la valeur économique de l’exploitation de l’objet protégé (…). S’agissant des transferts sur toile, il est admis par les parties au principal que leur valeur économique dépasse de manière significative celle des affiches. » (point 48).

Par conséquent, l’épuisement ne s’applique pas  au cas où « une reproduction d’une œuvre protégée, après avoir été commercialisée dans l’Union avec le consentement du titulaire du droit d’auteur, a subi un remplacement de son support, tel que le transfert sur une toile de cette reproduction figurant sur une affiche en papier, et est à nouveau mise sur le marché sous sa nouvelle forme. »

3. Conséquences éventuelles de la décision : pas d’épuisement pour la distribution numérique ? 

A chaud, et sans préjudice d’autres réflexions subséquentes, il semble que la décision puisse être interprétée au delà du cas de figure qu’elle vise, notamment au regard de la problématique de la « distribution » en ligne. L’arrêt UsedSoft rendu notamment par le juge Lenaerts, également présent dans la formation de jugement du présent arrêt avait semblé ouvrir la voie à un épuisement d’un genre nouveau puisqu’il s’appliquait à une mise à disposition d’un logiciel depuis un serveur, et non à la distribution des copies « dures » du logiciel. La revente d’occasion des biens immatériels paraissait possible au terme d’une interprétation très volontariste de la notion de vente. Au même moment pourtant, le juge américain dans l’affaire ReDiGi  avait refusé l’application de la first sale doctrine à la « revente » d’occasion de fichiers numériques musicaux au motif que cette vente portait atteinte au droit exclusif de reproduction des titulaires. Partant, il avait considéré qu’il ne pouvait y avoir mise en jeu de la first sale doctrine, conformément à l’interprétation faite par le Copyright Office à propos du DMCA. United States Copyright Office (the “USCO”) rejected extension of the first sale doctrine to the distribution of digital works, noting that the justifications for the first sale doctrine in the physical world could not be imported into the digital domain. See USCO, Library of Cong., DMCA Section 104 Report (2001) (“DMCA Report”); see also Cartoon Network LP v. CSC Holdings, Inc., 536 F.3d 121, 129 (2d Cir. 2008) (finding that the DMCA report is entitled to deference under Skidmore v. Swift & Co., 323 U.S. 134, 140 (1944)). For instance, the USCO stated that “the impact of the [first sale] doctrine on copyright owners [is] limited in the off-line world by a number of factors, including geography and the gradual degradation of books and analog works.”

Si on transpose les enseignements de la décision Art & Allposters à l’univers numérique, il semble bien qu’on puisse retenir une interprétation de l’arrêt barrant la possibilité de l’épuisement lorsque la circulation de l’oeuvre ne se réalise pas par le truchement d’un bien tangible d’une part, et que l’acte de transfert entraînant une nouvelle copie de l’oeuvre – même dans le cas d’un effacement sur le support d’origine -, le droit de reproduction soit également mis en jeu. L’interprétation par analogie  à travers le principe de l’équivalence fonctionnelle utilisée dans l’arrêt UsedSoft semble donc se heurter à une forte limite dans la présente décision.

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